Discurso na Faculdade de Ciências Políticas, “Le Portugal Dans l’Europe” (versão francesa)

Faculdade de Ciências Políticas, Paris, França
13 de Abril de 2005


Monsieur le directeur de Sciences Po,
Mesdames et messieurs les ministres,
Mesdames et messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et messieurs les professeurs,
Chers étudiants,


Pour commencer, je souhaiterais remercier l’Institut d’études politiques, en la personne de son directeur, le professeur Richard Descoings, de m’avoir invité à intervenir dans cette prestigieuse institution qui, pour les Portugais de ma génération, est le symbole de l’école de la liberté et, partant, de la démocratie elle-même. Recevez également mes remerciements, monsieur le directeur, pour les paroles amicales que vous venez de m’adresser, auxquelles je suis extrêmement sensible et qui honorent le pays que je représente ici.

Comme vous pouvez l’imaginer, c’est avec une émotion particulière, avec respect et aussi, je dois le préciser, avec humilité, que je me propose de vous parler aujourd’hui du Portugal dans l’Europe.

Avec émotion parce que Paris, la France et, tout particulièrement cet institut, ne sont pas et ne sauraient être des lieux neutres pour les Portugais qui, comme moi, ont passé leur jeunesse sur les bancs de l’école de la dictature, ont connu une époque où la liberté d’expression, d’association et de manifestation n’avait pas cours, qui ont souffert de l’isolement, de l’absence d’idées et ont rêvé grâce aux livres, aux revues et aux films interdits qui, au mépris de la censure, nous arrivaient d’ici. À cette émotion d’être ici aujourd’hui s’associe un sentiment naturel de respect.

Les Portugais de la génération à laquelle j’appartiens ont une dette collective à l’égard de nombre de penseurs, d’écrivains, de chercheurs et d’hommes politiques français qui furent nos « maîtres à penser », nos inspirateurs, les formateurs de notre conscience citoyenne et de nos convictions politiques. Comment ne pas évoquer ici le souvenir particulièrement cher de certaines figures de référence telles que Zola, Jean Jaurès, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou Raymond Aron? Comment ne pas rendre hommage à ceux qui, aujourd’hui, en France, ici à Sciences Po comme dans d’autres écoles, contribuent par leur enseignement à faire en sorte que l’on n’oublie pas que la raison d’être de la politique, c’est la liberté? Je voudrais de même saluer les efforts de ceux qui œuvrent pour que le Portugal soit connu et étudié en France, pour que la lusophilie reste vivante et forte.

Émotion, respect et, disais-je, humilité. Humilité parce que j’ai choisi de venir vous parler aujourd’hui du « Portugal dans l’Europe ». Il s’agit pour moi d’un devoir de par les fonctions qui sont les miennes et de par le mandat que j’ai reçu. Mais cette démarche renvoie également à des interrogations auxquelles je ne saurais me soustraire en raison de mon parcours personnel et politique, de ma vision du monde et de mes convictions. Ce sont aussi ces interrogations que je voudrais partager avec vous.

Parler du « Portugal dans l’Europe » exige que l’on se remémore notre histoire collective. Il ne s’agit pas cependant de convoquer le passé pour se complaire dans l’évocation de temps révolus mais bien de le revisiter pour enrichir notre connaissance du présent et, de la sorte, nous rendre capables de mieux préparer l’avenir.

Il n’y a pas, j’en suis convaincu, de déterminisme dans l’histoire. De même qu’il n’y a pas non plus de hasards absolus. De notre capacité à décider collectivement dépend notre façon de vivre ensemble. Nous savons que plus nous aurons une connaissance éclairée de notre passé, plus nous saurons faire preuve de discernement dans les choix engageant notre avenir. Plus nous nous impliquerons, plus nous discuterons et approfondirons ce qui constitue notre présent, et plus nous saurons agir et nous affirmer collectivement.

C’est pourquoi je commencerai par évoquer brièvement la Révolution des œillets et le retour du Portugal au sein de l’Europe. J’aborderai ensuite notre appartenance à l’Union européenne. Enfin, je vous livrerai quelques réflexions sur les défis que nous avons actuellement à relever.

Je me propose ainsi de développer mon intervention en trois temps:

1er mouvement: Andante ma non troppo
2nd mouvement: Allegro con anima
3e mouvement: Tempestuoso

1er mouvement: Andante ma non troppo

En Europe, 1974 est certainement restée dans les mémoires comme l’année de la Révolution des œillets au Portugal. D’autres se souviennent également de la publication en France de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne.

La Révolution des œillets, magnifiquement évoquée par le film Capitaines d’Avril de Maria de Medeiros, mit fin à la dictature et au régime autoritaire qui perduraient depuis près d’un demi-siècle dans notre pays. Les Portugais purent enfin savourer la liberté, connaître la démocratie pluraliste et en finir avec les guerres coloniales. Le Portugal – un pays en retard et en décalage par rapport à son époque – put ainsi réintégrer le temps historique de la modernité européenne.

Samuel Huntington, le penseur nord-américain qui n’a cessé d’alimenter nos réflexions sur le sens de l’histoire et l’évolution des civilisations, a publié bien avant Le Choc des civilisations, œuvre aussi célèbre et stimulante que controversée et discutable, une autre étude intitulée La Troisième Vague de démocratisation mondiale. Dans ce livre, Samuel Huntington défend l’idée selon laquelle la révolution portugaise a enclenché un nouveau cycle de révolutions démocratiques qui se produisirent un peu partout dans le monde: en Grèce et en Espagne, en Amérique latine, au Pakistan et aux Philippines, puis, à partir de 1989, dans les pays de l’Est.

Dans l’Europe des années 70, divisée par le Rideau de fer, alors que la Communauté européenne, élargie depuis peu à la Grande-Bretagne, à l’Irlande et au Danemark, était confrontée à de graves difficultés politiques et à une crise économique et énergétique en raison de la guerre du Kippour, la démocratisation du Portugal – puis ensuite celle de la Grèce et de l’Espagne – apportait la preuve qu’il n’était pas vain d’espérer en finir un jour avec la division artificielle de l’Europe!

2nd mouvement: Allegro con anima

Comme chacun sait, dès 1977, le Portugal présenta sa demande d’adhésion à la Communauté européenne.

L’option européenne fit partie des choix déterminants du régime démocratique portugais. En faisant le choix de l’Europe, le Portugal adopta un nouveau paradigme politique, économique et social, et changea la matrice traditionnelle de sa politique étrangère, ce qui lui permit de se réadapter à son époque.

Notre intégration dans l’Europe nous donna la possibilité de consolider la démocratie en même temps qu’elle apporta une inestimable contribution au développement économique et à la modernisation de notre pays. Ainsi, l’option européenne, dans ce cas, se révéla un choix fondamental en termes de politique intérieure.

Cette intégration s’accompagna également d’une réorientation radicale de notre politique stratégique, tranchant désormais avec les politiques traditionnelles à l’égard de l’Afrique et du tiers-monde, avec l’attitude de neutralité et de distance face aux problèmes européens.

Aujourd’hui presque trente et un ans après le 25 avril, nous sommes fiers en plus d’être Portugais, de pouvoir être aussi Européens et même européistes. Sans délaisser sa dimension atlantique, le Portugal a uni son destin à celui de l’Europe, en axant l’essentiel de sa politique sur une participation active et résolue à la construction européenne.

À mes yeux, ce choix fondamental opéré par la démocratie portugaise a constitué une véritable révolution copernicienne concernant notre positionnement international. Aujourd’hui, même si nous entretenons naturellement des liens privilégiés avec les pays de langue portugaise, nous pouvons nous enorgueillir d’avoir – pardonnez-moi l’expression – décolonisé nos relations. Or, seule notre intégration dans la Communauté européenne a rendu possible cette évolution, en faisant de nous un partenaire respecté de l’espace lusophone au sein de l’Europe et un interlocuteur européen digne de confiance auprès des pays de langue portugaise.

Je souhaiterais également souligner le fait que notre intégration européenne a entraîné une modification qualitative de nos relations bilatérales en général et tout particulièrement avec l’Espagne, pays qui, pour des raisons historiques et géostratégiques bien connues, pèse comme nul autre sur les destinées du Portugal.

- Si nous n’avions pas adhéré à la Communauté européenne et si l’Europe ne s’était pas constituée comme un espace unifié d’intégration régionale, en contrariant le libre jeu de la mondialisation, l’autonomie en matière de décision politique et l’affirmation extérieure du Portugal – notamment en tant que partenaire incontournable de la CPLP, la Communauté des pays de langue portugaise – seraient substantiellement inférieures à ce qu’elles sont aujourd’hui;

- De plus, étant donné l’internationalisation croissante de l’économie et compte tenu des caractéristiques socioéconomiques et du niveau de développement du Portugal au moment où il a adhéré à la CEE, on peut douter qu’il ait été possible d’engager avec succès le cycle de modernisation du pays et de préserver la cohésion territoriale, économique et sociale du Portugal;

- Enfin, avec l’intensification des flux de criminalité internationale et la multiplication des menaces diffuses, on peut penser que le Portugal, particulièrement exposé de par la situation géographique qui est la sienne, n’aurait pas réussi à assurer seul la sécurité et la défense de son territoire et de sa population.

Je n’ai pas le moindre doute sur le fait que, pour le Portugal, le choix de l’Europe a été le bon et que, dans le processus d’approfondissement de la construction européenne qui est en cours, nous avons su trouver notre place, jouer notre rôle, tout en affermissant l’identité et l’indépendance nationales et en renforçant notre présence dans le monde.

La Communauté européenne, quant à elle, en accueillant les pays du Sud, a fait un pas de plus vers l’union des peuples européens, conformément au dessein ultime de ses pères fondateurs. Par conséquent, cet élargissement, d’un point de vue politique et géostratégique, allait bien au-delà de la simple intégration de trois membres supplémentaires. Notre adhésion a été un signe précurseur démontrant que l’unification du continent européen pouvait devenir réalité et a permis à l’Europe de consolider sa composante atlantique, élément essentiel sans lequel serait rompu l’équilibre qui règne au sein de la famille européenne.

Ajoutons que l’entrée de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal apporta un nouveau souffle à la dynamique communautaire, rendant d’ailleurs injustifiées les craintes et les réserves exprimées par certains de leurs partenaires. En s’ouvrant aux pays méridionaux, la Communauté européenne fut obligée de relever les défis que constituait l’intégration de ces nouvelles économies moins développées; elle fut amenée à mettre en place de nouveaux mécanismes de solidarité, à renforcer sa cohésion interne et à tisser une nouvelle trame de complicités politiques, sous l’impulsion décisive de Jacques Delors qui, entre-temps, devait présider aux destinées de la Commission européenne.

3e mouvement: Tempestuoso

Au Portugal, jamais aucune question ne fut aussi consensuelle que celle de l’Europe. Nous devons nous enorgueillir de ce consensus. En premier lieu, parce que cela signifie que les Portugais identifient l’Europe aux valeurs de paix, de stabilité et de démocratie qui, en réalité, sont les principes fondateurs de la construction européenne.

Ensuite, parce que cela signifie que les Portugais associent l’Europe à la modernisation et au développement de leur pays, en reconnaissant le rôle inestimable qu’a joué la solidarité européenne dans la préservation à l’échelle nationale d’une cohésion territoriale, sociale et économique. Troisièmement, parce que cela indique que les Portugais, appartenant à une nation ancienne dotée d’une forte identité culturelle, ouverte aux autres et avec une vocation universaliste, ont trouvé en Europe un espace privilégié de reconnaissance de leur différence culturelle et d’affirmation de leur vision humaniste du monde. En dernier lieu, ce consensus montre que les Portugais ont compris que la participation au projet européen était une façon de renforcer leur présence dans le monde.

Ce consensus national, qui est toujours très large, commence cependant à montrer les signes d’une certaine érosion. Pour ma part, je considère cette évolution comme normale car l’Europe renvoie à un processus ouvert, sa construction est progressive et les négociations permanentes. C’est pourquoi les citoyens peuvent légitimement exprimer leurs réserves sur tel ou tel aspect qui auparavant entraînait une adhésion automatique et sans doute moins éclairée.

Mais face à ces interrogations, je pense que nous ne devons pas permettre que l’on confonde les causes et les conséquences, la fin et les moyens, que l’on fasse l’amalgame entre les difficultés passagères, les obstacles occasionnels et les défis, les changements structurels, que l’on mélange les problèmes relevant de la politique interne des États, et qu’il incombe à eux seuls de résoudre, avec la réalisation de desseins politiques plus vastes.

Il faut savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, identifier nos intérêts et nos objectifs, discerner ce qui, dans notre monde en perpétuel changement, est devenu obsolète et ce qui est déterminant pour l’avenir.

On observe au Portugal nombre de facteurs de perturbation, les uns de nature endogène, les autres de nature exogène.

S’agissant des premiers, je citerais: les défis considérables que constituent l’élargissement de l’Union et la mondialisation; les difficultés économiques que le pays traverse et la nécessité d’honorer nos engagements européens en matière de discipline budgétaire; la nécessité de remporter la bataille de l’éducation, de manière à réussir la transition vers une société de l’information et de la connaissance; l’obligation impérieuse de renforcer la cohésion sociale et de réduire les disparités régionales en termes de développement; enfin, l’urgence de préserver les équilibres péninsulaires.

Pour ce qui concerne les facteurs de perturbation exogènes, qui d’ailleurs affectent également nos partenaires européens, je mentionnerais: la recomposition de l’ordre international, dont les principales institutions, créées il y a plus d’un demi-siècle, tentent de s’adapter aux défis et aux réalités de notre temps, dans un contexte où tous ne misent pas de la même manière sur les vertus du multilatéralisme; la mondialisation galopante, avec son lot de promesses et de menaces, dont on perçoit encore mal le sens, qui crée de nouveaux problèmes, suscite des interrogations, des espoirs et des incertitudes; l’émergence des grandes puissances du futur que seront certainement la Chine, l’Inde et le Brésil, remettant en cause la place et le rôle de l’Europe dans le monde de demain.

Enfin, au plan européen, maintenant que se trouve presque achevé le processus d’unification du continent, nous sentons qu’il manque un projet mobilisateur qui fixe clairement un cap à l’Europe du xxie siècle. Seule la ratification du Traité constitutionnel pourra donner à l’Europe unifiée l’impulsion souhaitée et empêcher qu’elle ne reste en marge de l’histoire. Non pas qu’il s’agisse d’un projet parfait, ni d’une fin en soi, mais parce qu’il me semble qu’il représente une condition minimum absolument nécessaire, sans laquelle l’Union européenne élargie ne parviendra pas à prendre véritablement son essor et à continuer de se faire entendre, avec une voix qui lui est propre, dans le concert – déconcertant, parfois – du monde globalisé.

L’appréhension délicate de cette série de difficultés a, comme je l’ai dit, ouvert quelques brèches dans le solide consensus national qui, jusqu’à présent, a prévalu au sujet de l’engagement européen du Portugal.

Néanmoins, et j’ai déjà eu l’occasion de l’affirmer à plusieurs reprises, il serait fallacieux de prétendre que la résolution des problèmes que j’ai cités passe par l’abandon de l’option européenne. Ce serait une grossière erreur de stratégie d’envisager l’avenir du Portugal – comme d’ailleurs de n’importe quel pays européen – autrement que dans le cadre du processus d’intégration européenne.

L’Europe est aujourd’hui la condition sine qua non d’une indépendance effective. C’est dans un cadre européen que nous pouvons garantir la sécurité, le bien-être et la liberté qui sont l’apanage de la souveraineté. Ce n’est que dans un cadre européen que nous pourrons mettre un terme aux problèmes et aux difficultés que nous rencontrons, que nous pourrons faire valoir nos intérêts et continuer à nous sentir toujours plus Portugais, plus Européens et plus citoyens du monde.

Pour ma part, je veux croire que notre époque saura donner raison à Victor Hugo, lequel, dans le siècle ô combien agité qui fut le sien, eut l’audace d’interpeller ses contemporains en véritable visionnaire:

« Un jour viendra où vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne »

À titre personnel, je veux croire que nous serons les artisans de la concrétisation de ce vœu prophétique et que nous saurons jouir pleinement de cette réalité.
Un grand merci à vous tous.