Conférence de Son Excellence M. Jorge Sampaio, Président de La République Portugaise, à l'occasion de La Remise des Diplômes de Doctorat à L'Institut Universitaire Européen de Florence, "Relancer la Construction Européenne"

Fiesole, Institut Universitaire Européen de Florence
30 de Setembro de 2005


Relancer la construction européenne


Je tiens, tout d’abord, à adresser mes remerciements à l’Institut universitaire de Florence, en la personne de son président et mon cher ami, le Professeur Yves Mény, pour avoir eu la gentillesse de m’inviter à prendre part à cette cérémonie, si marquante dans la vie de cette maison.

Personne n’ignore que mon pays assure, cette année, la présidence du Conseil supérieur de l’Institut, raison pour laquelle m’accompagnent dans cette visite le secrétaire d’État aux affaires européennes, ainsi qu’un ensemble de personnalités qui entretiennent d’étroites relations – affectives ou fonctionnelles – avec cette institution, en guise de témoignage du respect et du vif intérêt que nous nourrissons à l’égard de celle-ci.

C’est, du reste, avec grand plaisir que je signale la signature, lors de cette visite, du Protocole de renouvellement de la chaire Vasco da Gama, preuve tangible de notre engagement à affirmer la présence portugaise au sein de l’Institut, par la reconnaissance de sa valeur dans la constellation des initiatives européennes.

Cette décision du gouvernement portugais, prise dans un contexte de restrictions budgétaires, représente un effort, mais surtout une conviction: cette chaire revêt un incontestable intérêt dans le cadre de la transmission des connaissances qu’assure cet institut universitaire. Cette décision montre également combien nous sommes convaincus de pouvoir ainsi continuer à contribuer à l’étude plus approfondie de l’histoire européenne et du rôle du Portugal dans la construction de ce que certains historiens ont déjà qualifié de première mondialisation.

Permettez-moi de profiter de l’occasion pour, une fois encore, rendre un hommage sincère à tous ceux qui travaillent dans cette institution, ou collaborent avec elle, et contribuent de façon continue et particulièrement utile à garantir une perception plus éclairée de l’Europe, dans la multiplicité de ses facettes.

C’est, d’ailleurs, sur l’Europe que j’aimerais partager avec vous quelques réflexions. Mon propos est d’autant plus justifié que, comme nul ne l’ignore, l’Union européenne se trouve actuellement plongée dans un climat de crise. Il importe, donc, de mettre en lumière les lignes essentielles de la situation actuelle pour pouvoir, grâce à un diagnostic correct de l’étendue et de la nature des difficultés, définir ensuite des solutions possibles pour surmonter cette crise.

Mon intervention est divisée en deux parties: j’aborderai, tout d’abord, l’actuelle crise européenne, que je considère incontournable et grave, non seulement parce qu’elle menace de décréter un embargo prolongé sur la construction européenne, mais également parce qu’elle contribue à saper la confiance des citoyens à l’égard du projet européen ; je tenterai, ensuite, d’indiquer les chemins possibles pour relancer la construction européenne.

Comme vous le verrez, il s’agit de quelques réflexions, que je fais à titre strictement personnel, profitant de la présence d’un public universitaire habitué au libre débat d’idées. Celles-ci traduisent mon souhait de donner un nouvel élan à l’Europe et sont ancrées dans une vision qui, bien qu’elle me soit propre, est partagée par bon nombre d’Européens et fidèle au propos des pères fondateurs.


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L’actuelle crise européenne – lectures

La crise actuelle est le résultat d’une pluralité de facteurs d’origines différentes et aux dimensions multiples, dont la genèse remonte à plusieurs années déjà.

Certains découlent de l’élargissement et peuvent être considérés comme des “problèmes de croissance”, d’autant plus que l’Europe a beaucoup grandi en relativement peu de temps. Cette première catégorie ne semble pas, à première vue, particulièrement préoccupante, car, en principe, une fois passée la période d’adaptation des nouveaux États membres à une culture intégrationniste, ces difficultés pourront être balayées à l’aide de mesures de suivi adéquates, si, en toute lucidité, nous parvenons à préparer et à décider ces mesures.

Il existe, ensuite, une deuxième catégorie de problèmes certainement liés à la nature évolutive et ouverte du processus d’intégration, mais qui, par leur persistance, créent un bruit de fond dérangeant. C’est le cas des réformes institutionnelles successives et toujours provisoires qui, au cours de ces dernières années, ont monopolisé toute notre attention et nos efforts. L’utilisation incessante et abusive de la procédure de révision des traités - par contraste flagrant avec la longévité des textes fondateurs – dénonce clairement l’existence de cet ensemble de problèmes à la fois mal résolus et peu mobilisateurs de l’intérêt des citoyens.

Il y a également des problèmes qui découlent de l’évolution de la situation internationale et des changements intervenus dans le monde au cours de ces dernières décennies et qui ont des répercussions directes sur le quotidien des citoyens.

Il ne faut pas oublier que les pays européens, qui se caractérisent par une population vieillissante, des États providence raisonnablement généreux, des modèles sociaux confortables et des systèmes de production en perte de compétitivité, sont confrontés à la question de leur soutenabilité et mis à l’épreuve par les enjeux de la mondialisation. Ils n’ont cesse de lutter contre l’augmentation du chômage et de l’insécurité et se battent pour la préservation du niveau et de la qualité de vie de leurs concitoyens.

Or, c’est précisément dans les domaines où les effets négatifs de la mondialisation se font le plus sentir – économie, emploi, sécurité – que l’Europe révèle le plus ses carences et son incapacité à soutenir l’action des États.

La faiblesse des résultats obtenus jusqu’ici est considérée par certains comme une réfutation de la thèse selon laquelle l’intégration européenne constitue la réponse correcte aux enjeux de la mondialisation et les amène, même, à mettre en cause le bien fondé du projet européen et ses réalisations emblématiques – à titre d’exemples, le marché unique, l’euro ou encore l’Union économique et monétaire –, lesquelles étaient censées doter l’Union des moyens adéquats pour, avec plus de succès que les Etats nationaux, mener à bien cette lutte.

La perception, par les différentes opinions publiques, que l’Europe et les États eux-mêmes ont échoué dans ce dessein, aggrave le sentiment d’insécurité, lance le discrédit sur le projet européen et alimente le désenchantement des citoyens vis-à-vis de la politique en général.

Autrement dit, nous sommes confrontés à une crise de confiance à l’égard de l’Europe, voire des États nationaux eux-mêmes, aiguillonnée par l’accumulation des difficultés et la multiplication des signes d’affaiblissement de l’esprit d’unité européenne et de la dynamique communautaire, d’une part, et de détérioration des relations entre les États membres et de la perte de poids du projet européen, d’autre part.

En vérité, au manque de confiance, il faut encore ajouter non seulement l’absence d’une orientation bien définie du projet européen, ébranlé par des débats contradictoires sur sa nature et ses objectifs, mais aussi l’inexistence d’une vision réellement commune de ses finalités, d’un leadership fort et mobilisateur et d’une stratégie d’action ferme.

À ce propos, je ne peux m’empêcher d’évoquer l’échec du Conseil européen de juin en ce qui concerne l’approbation du budget communautaire pour la période 2007-2013.

L’impossibilité, au cours de ce sommet, de faire accepter l’argument du “coût politique” résultant d’un non-accord montre bien, selon moi, à quel point la crise actuelle se situe à un niveau de gravité supérieur.

Cette crise de confiance en l’Europe constitue, pour moi, un motif de profonde préoccupation, car je suis convaincu que seul le rétablissement de cette relation fondamentale et essentielle, au cœur même du pacte social qui sous-tend nos sociétés démocratiques et la communauté internationale elle-même, nous permettra, effectivement, de former entre Européens une communauté de destin et de construire l’avenir de progrès rêvé par Monnet et Schuman.

Comment, dès lors, étancher cette crise? Comment restaurer la confiance dans le projet européen?

En rouvrant les discussions et en relançant les débats sur l’“avenir de l’Europe”, qui, depuis la déclaration de Laeken, monopolisent toutes les attentions et canalisent toutes les énergies? “Fermer pour inventaire” et nous enfermer dans une frileuse période de réflexion?

Mes amis

Il me semble que le chemin est autre, que le moment est venu d’être pragmatique, de prendre le temps de réfléchir, mais pour… agir!

La réflexion est indispensable, mais elle doit être orientée vers une obligation de résultat. À l’heure actuelle, nous avons besoin, oui, d’une vision stratégique, de priorités et, surtout, d’actions concrètes, en particulier dans les domaines qui affectent la vie des citoyens, pour ainsi améliorer le pouvoir d’attraction de la construction européenne et renforcer sa légitimité.

Nous ne parviendrons à rétablir la confiance dans le projet européen que si nous n’utilisons pleinement ses instruments, si nous commençons à résoudre les problèmes qui touchent les Européens, si nous sommes capables d’aller à la rencontre de leurs attentes, si nous parvenons à effacer les craintes, les doutes et le sentiment d’insécurité.

Notre cadre de travail devra, tout naturellement, être le traité de Nice. Si j’évoque cela, c’est parce que les doutes qui règnent sur l’avenir du traité constitutionnel ne peuvent servir de prétexte pour justifier un manque d’action.

En ce qui concerne ce dernier point, sur lequel je ne voudrais pas m’allonger, ma position est la suivante: nous devons être capables de tirer partir de l’échec du traité constitutionnel pour le transformer en un atout.

Dans tout ce processus, force nous est de constater que quelque chose n’a pas fonctionné, ce qui a déçu les énormes attentes suscitées par les travaux de la Convention, par les cycles de débat public d’une ampleur et d’une ouverture inédites, ainsi que par la volonté populaire exprimée dans les États membres qui ont ratifié le texte constitutionnel.

Nous sommes, sur ce point, dans une impasse. Pour en sortir, il nous faudra engager un effort collectif de concessions nationales, afin de défendre ce qui est essentiel dans le projet d’intégration et d’empêcher de reléguer au plan subalterne sa composante politique.

Bien que je sois conscient des difficultés, voire des susceptibilités qui sont ici en jeu (compte tenu, notamment, des ratifications déjà réalisées), une des voies possibles consiste, selon moi, à tirer parti du moratoire décidé par le Conseil européen en vue d’essayer d’améliorer le traité existant. Étant donné qu’il a été rejeté par les Français et les Hollandais, nous devons donner une réponse pragmatique à cette réalité. Ainsi, dans un premier temps, il serait peut-être utile de constituer une task force réduite, mandatée pour présenter un texte revu, qui serait ensuite discuté et approuvé au sein d’une CIG; par la suite, il serait souhaitable de soumettre ce texte, si toutes les conditions sont réunies, à un référendum européen unique.

Ce comité pourrait se pencher sur un éventuel partage en deux blocs autonomes du traité actuel, en se concentrant sans doute davantage sur les parties I et II et en évitant de tomber, pour ce qui est des dispositions sur la réforme institutionnelle, dans des égoïsmes nationaux de partage du pouvoir et dans un choix chirurgical, au cas par cas, des normes qui peuvent les sous-tendre. En ce qui me concerne, je continue de penser que l’on devrait profiter de l’occasion pour oser rouvrir une discussion sérieuse sur l’introduction du système bicaméral au sein de l’architecture européenne, en vertu des équilibres qui en découleraient et de la possibilité que ce système offrirait d’apporter une réponse aux diverses inquiétudes manifestées dans certains États membres.

Il est clair que ce que je viens de dire se situe à la frontière de la provocation utile, mais j’aimerais, par ailleurs, vous remémorer une période antérieure de l’aventure européenne, non que l’histoire se répète, mais parce que son évocation aide parfois à construire l’avenir. Lorsque, en 1952, le traité de la Communauté européenne de défense a été rejeté par le parlement français et que le projet européen s’est mis à patiner, on a lancé la conférence de Messine pour relancer la construction européenne, d’où sont finalement sortis les traités de Rome.

J’ose espérer que nous pourrons également faire de l’impasse actuelle un atout pour la construction de l’Europe. Mais, pour ce faire, il est fondamental de pouvoir préparer le chemin, de travailler sur plusieurs fronts pour, avant tout, regagner la confiance des citoyens. Sans cette confiance indispensable, nous ne serons pas en mesure, je le crains, de proposer aux électeurs quelque traité que ce soit – qu’il s’agisse de l’actuel ou d’une version remaniée –; celui-ci restera lettre morte, si nous ne démontrons pas, tout d’abord, avec des preuves concrètes et des résultats tangibles à l’appui, que l’Union européenne en vaut la peine et que ce n’est qu’en misant sur le renforcement de l’union politique que nous parviendrons à vaincre l’avenir.

Telle est la mission urgente et prioritaire autour de laquelle nous devons tous nous mobiliser.


L’avenir de la construction européenne

Face à la complexité des temps que traverse l’Europe, je pense qu’il importe, plus que jamais, de suivre les maximes du vieux, mais toujours actuel, Descartes et de procéder avec méthode, en résolvant les problèmes un à un, en avançant progressivement et en respectant un ordre de priorités préalablement défini.

Pour ce faire, nous devons commencer par nous interroger sur les points auxquels l’Union européenne n’a pas apporté une réponse adéquate aux attentes légitimes que son évolution et son pouvoir économique ont suscitées.

Sans prétendre être exhaustif, je relève un certain nombre de points, pour ne citer que quelques-uns parmi ceux qui me semblent particulièrement significatifs:

- sur le plan économique, malgré la réalisation du marché intérieur et de l’Union monétaire et économique, la croissance de l’économie de la zone euro continue d’être inférieure à celle des États-Unis, voire du Royaume-Uni ;

- le Pacte de stabilité et de croissance, en ne tenant pas compte de la composition de la dépense publique, n’a pas favorisé la réalisation des investissements publics nécessaires à l’augmentation du potentiel de croissance des économies;

- la stratégie de Lisbonne, visant à rendre l’économie des Quinze la plus compétitive du monde, continue de trahir ses propres limites et son inefficacité, ce qui ne motive pas les gouvernements à la respecter effectivement, notamment parce qu’elle n’incite pas à mettre en œuvre les réformes nécessaires et à en assurer une coordination effective au sein de l’Union européenne;

- sur le plan social, le chômage présente des taux intolérables et ni l’Europe ni ses États membres ne semblent posséder la détermination politique et les instruments nécessaires à son éradication ;

- sur le plan de la sécurité, et malgré quelques progrès, l’Europe n’a pas montré une capacité de coopération capable de créer un climat de confiance et d’entraide renforcées, à l’heure où les attaques terroristes sèment la panique au sein des populations et menacent leur quotidien, en alimentant, d’autre part, des attitudes racistes et xénophobes sources de tensions entre les communautés qui forment le gros de nos sociétés multiethniques;

- sur le plan politique, les institutions communautaires ne s’avèrent pas capables de définir une stratégie claire pour relever les multiples défis, souvent inédits, de notre siècle, et ni les États ni les citoyens n’ont la possibilité d’actionner les traditionnels mécanismes de contrôle démocratique (problème de l’accountability des instances communautaires);

- en ce qui concerne les relations entre les États membres, on constate une légère érosion de l’unité et de la cohésion autour du projet européen et de l’indispensable climat de confiance et de solidarité mutuelle entre les partenaires – les derniers Conseils européens en sont la preuve éloquente.

De fait, le débat mené dans le contexte des référendums en France et aux Pays-Bas, les études d’opinion réalisées alors et même les Eurobaromètres régulièrement publiés indiquent clairement, d’une part, que cet ensemble de préoccupations est partagé par des franges de plus en plus importantes de la population européenne; et, d’autre part, que l’Europe suscite d’énormes attentes, auxquelles nous n’avons pas encore su donner une réponse. J’estime que cette double constatation est une mise en garde que nous ne pouvons pas ignorer.

“Une meilleure Europe” semble être la revendication commune aux Européens. Il importe, selon moi, de miser sur ce désir d’Europe émanant des citoyens pour relancer la construction européenne, d’autant plus que les États, dans la plupart des cas, ne sont déjà plus en mesure de répondre adéquatement, au niveau strictement national, à la pression de la mondialisation et aux changements opérés par l’ère de l’information.

Si, au début, la paix a été le mobile de la construction européenne, à laquelle se sont naturellement ajoutées la prospérité et la démocratie, nous devons aujourd’hui passer un autre cap, celui de l’Europe véritablement politique et sociale, qui aura pour mission de défendre également les biens communs de la sécurité, des libertés et du progrès social et économique, ainsi que les valeurs de l’humanisme.

Nous avons besoin de politiques capables de créer de nouvelles solidarités entre les partenaires communautaires – comme l’ont fait le projet de la communauté du charbon et de l’acier, ou encore la réalisation du Marché unique, de l’Union monétaire et économique ou de l’Union politique –, sans lesquelles nous pourrions entrer dans une longue période de quasi-stagnation économique, où la seule alternative serait la résurgence de nationalismes inappropriés, de protectionnismes de tous bords, avec les tensions et les conflits qui leur sont inhérents.

Il me semble indispensable de miser sur deux ou trois projets forts capables d’améliorer significativement les performances de l’économie européenne, de réduire les niveaux de chômage et de renforcer la sécurité en Europe.

Pour autant, je n’ignore pas les difficultés que l’objectif de relancer la construction européenne suscite. Tout d’abord, parce que la condition préalable à la programmation de toute initiative est l’existence d’un budget pluriannuel suffisant, dont l’Union européenne ne dispose pas encore; ensuite, parce que, au vu de l’insuffisance des ressources octroyées et de la structure des dépenses prévue pour le budget européen de 2007-2013, la question se pose de savoir comment faire face aux nouveaux besoins et financer les options et les décisions déjà prises; enfin, parce que la persistance de divergences entre les partenaires de l’Union européenne sur le chemin et le rythme à suivre est prévisible, raison pour laquelle il ne faut pas ignorer la question des “coopérations renforcées”. C’est cet ensemble de difficultés que j’aimerais aborder maintenant.

En ce qui concerne la question des perspectives financières, j’aimerais, avant tout, lancer un appel dans le sens de l’adoption, avant la fin de l’année en cours, du Budget communautaire pour 2007-2013, non seulement parce que cela représenterait un signe positif pour l’opinion publique européenne, mais aussi parce qu’un nouveau report aurait des conséquences extrêmement négatives sur toute la dynamique communautaire et sur nos économies elles-mêmes. Une décision favorable en la matière, sur la base des propositions présentées par la présidence luxembourgeoise, aurait, outre une forte valeur symbolique, un impact politique, économique et social considérable.

Ensuite, je voudrais également souligner qu’il est nécessaire d’entamer un débat plus élargi qui permettra de mettre en question les limites de l’actuel système budgétaire, visible dans le décalage croissant entre les discussions budgétaires et les décisions sur les priorités politiques de l’Union.

Dans ce contexte, l’Union aurait tout intérêt à ce que ses dirigeants prennent l’engagement, lors de l’approbation du Budget 2007-2013, d’entamer une discussion sur un budget communautaire adapté aux enjeux du XXIe siècle. C’est un débat urgent qui devrait permettre aux États et aux citoyens de prendre mieux conscience du caractère fallacieux et préjudiciable des “soldes liquides nationaux” et du besoin de distinguer clairement la question du financement de celle des objectifs qui déterminent les dépenses.

Pour ma part, je suis partisan d’un budget communautaire conçu en termes de biens publics européens, qui ferait fondamentalement reposer les dépenses sur les objectifs poursuivis par les politiques communes de l’Union. Quant aux recettes, bien que je reconnaisse les difficultés qui ont empêché la modification des ressources propres à l’Union, je ne suis pas contraire à l’idée de l’introduction, à terme, d’un impôt européen, si l’on parvient, ainsi, à assurer de façon plus efficace le financement d’éventuelles nouvelles compétences de l’Union. Si l’on amputait de ces dépenses les budgets nationaux, il serait, ainsi, possible d’éviter qu’un impôt européen ne s’ajoute à la charge fiscale des citoyens.

Quant à deuxième question – celle de savoir comment financer des initiatives destinées à relancer la construction européenne au-delà du cadre du budget communautaire pour 2007-2013 -, j’estime qu’ici, aussi, nous aurions tout à gagner en alliant le pragmatisme et un certain risque innovateur. Selon moi, une des solutions consisterait à recourir à d’autres financements en provenance des institutions communautaires, en particulier de la Banque européenne d’investissements.

À ce propos, je rappelle qu’il y a dix ans, le président de l’époque, Jacques Delors, a présenté un ambitieux Plan pour la croissance, la compétitivité et l’emploi, dont le financement devait être assuré par l’émission d’obligations par l’Union européenne elle-même. À l’époque, cette idée s’est heurtée à l’opposition de certains États membres, qui a, ainsi, fait échouer la mise en œuvre de ce plan. Cependant, aujourd’hui, avec l’euro, cette possibilité de faire émettre des obligations par l’Union européenne elle-même semble plus viable, non seulement parce que le risque de déstabiliser les pays de la zone euro en spéculant sur les taux de change n’existe désormais plus, mais également parce que tous les paiements à l’intérieur de la zone euro se font aujourd’hui dans la monnaie unique européenne; qui plus est, la réalisation de programmes de ce genre dans n’importe quel État membre de l’Union européenne servirait également les économies des autres États grâce à l’expansion du revenu et du commerce.

Il me semble, donc, que c’est une voie à explorer pour répondre au problème du financement convenable d’éventuelles nouvelles politiques qui pourraient être lancées et pour lesquelles le cadre du Budget communautaire 2007-2013 pourrait s’avérer insuffisant. Je pense, en premier lieu, aux matières dont traitait le Plan Delors, mais également à la nécessité d’un Plan technologique et d’innovation ou de programmes dans les domaines de la recherche et de la science, qui permettraient de renforcer la cohésion au sein de l’espace européen.

Quant à la troisième et dernière question – celle du chemin à suivre pour relancer la construction européenne -, face aux différences de vues entre les Etats sur les actions à mener, il est très probable que le chemin à suivre doive passer par l’adoption d’un modèle d’Europe à plusieurs vitesses ou à géométrie variable, par le recours à l’usage de l’instrument des coopérations renforcées ouvertes, pour autant qu’elles reposent sur un principe non exclusif et se réalisent dans le cadre institutionnel unique en vigueur, à l’abri de toute tentative visant à constituer un directoire ou à former des clubs ou des groupes avant-gardistes.

Je n’ignore pas que le danger de cette solution sera, sans doute, celui de l’hétérogénéité croissante de la construction européenne. Cependant, cette solution offre également la possibilité de faire avancer l’Europe progressivement, sans tomber dans le modèle inacceptable d’un projet intégrateur “à la carte”, en particulier s’il existe un engagement fondateur de la part de tous les États membres en vue de prendre part à ladite coopération lorsque seront réunies toutes conditions nécessaires.

Il y a plusieurs domaines possibles d’intervention: celui de la gouvernance économique, celui de l’innovation et de la technologie, de la recherche et de la science, de la sécurité, de la lutte contre le terrorisme; il y a aussi les questions d’immigration, les réseaux de transports terrestres continentaux, les matières liées à la politique extérieure et de sécurité commune, etc.

Parmi ceux-ci, j’aimerais surtout insister sur le premier, celui de la gouvernance économique, notamment dans l’ensemble des pays de la zone euro, car cet ensemble me semble particulièrement préparé pour servir de catalyseur de l’intégration européenne. En effet, la monnaie unique est un puissant levier fédérateur, sur la base duquel on peut tisser, plus facilement, un réseau plus étendu de solidarités politiques, économiques et sociales.

Étant donné que le renforcement de la coordination des politiques économiques de l’Eurogroupe répond à un besoin unanimement reconnu, il me semble que l’on devrait d’ores et déjà avancer sur cette voie, en attribuant à l’Eurogroupe des responsabilités accrues dans le cadre de la zone euro, ainsi que dans le développement global de politiques économiques, en vue d’améliorer, ainsi, la gouvernance économique de l’Europe et les performances de l’économie européenne.

Je terminerai en mentionnant, très rapidement, deux autres domaines d’intervention où il est important, selon moi, d’avancer rapidement: d’une part, celui de la lutte contre le terrorisme, parce que les tragiques attentats de cet été à Londres ont démontré, une fois encore, la vulnérabilité de l’Europe et le besoin impérieux de nous diriger progressivement vers un espace unique de sécurité et de libertés, lesquels représentent, en fin de compte, des biens publics européens de première nécessité; d’autre part, celui d’une politique d’immigration différente, non seulement parce que le vieillissement de nos sociétés, avec son lot de problèmes connus, au niveau économique, social et des finances publiques, demande des réponses urgentes, mais également parce que le contexte international, le poids de la menace terroriste et l’actualité des questions de sécurité rendent prioritaires des politiques communes d’intégration fondées sur le pluralisme culturel et sur le principe d’une citoyenneté participative, pour éradiquer, ainsi, d’éventuels arguments pervers justifiant des attitudes xénophobes, des actes discriminatoires ou des comportements racistes.

J’aimerais terminer par une dernière remarque: l’Union européenne ne peut, en aucun cas, perdre de vue le fait que sa richesse repose sur sa diversité. C’est cette diversité qui doit continuer d’être le moteur de sa capacité à se rénover et à prendre des engagements.

C’est dans un contexte de profonde mutation que l’Europe est appelée à nous offrir un avenir. Je suis convaincu que les valeurs européennes, notre modèle de société et de développement, basé sur une économie sociale de marché, ainsi que le rôle que nous attribuons au multilatéralisme sur la scène internationale, sont des armes indéfectibles qui nous permettront de mener à bien notre projet commun et, ainsi, relever les défis de la mondialisation

Mais, pour ce faire, nous devrons faire preuve d’une capacité d’adaptation, d’ouverture et d’esprit d’innovation, ainsi que d’une volonté politique capable de renforcer l’unité européenne, de tisser de nouveaux liens de solidarité entre les États membres et d’affirmer notre capacité réelle à influencer le cours du progrès international. Ainsi seulement, nous parviendrons à relancer la construction européenne et à rétablir la confiance dans le projet européen.


Merci beaucoup à vous tous.