Les
médias, les sondages dopinion et la démocratie
Par
Patrick Champagne
Sociologue
(INRA et Centre de sociologie de l'éducation et de la culture)
On
saccorde volontiers à penser que la démocratie a
trouvé, parmi les technologies récentes, deux alliés
de poids à savoir dune part les sondages dopinion
et dautre part le développement des médias
audiovisuels. Les sondages dopinion permettraient, en effet,
dêtre en permanence à lécoute de la
population et réduiraient le fossé qui tend à
séparer les responsables politiques du peuple. Le sondage qui
serait une technique denquête plus fiable que la simple
intuition, permettrait de mieux connaître la volonté
populaire. Par ailleurs, la révolution technologique qui
touche actuellement les moyens modernes de communication aurait pour
conséquence une diffusion mondiale de linformation qui
imposerait une certaine transparence dans la mesure où lon
peut désormais tout savoir sur tout en tout point du globe.
Tout cela irait dans la bonne direction puisque la démocratie
implique le respect de la volonté du peuple, le débat
ouvert et la transparence.
Sans
nier que ces innovations puissent être des outils utiles pour
la démocratie et même que les démocrates ne
doivent pas hésiter à sen emparer, je voudrais
cependant apporter quelques correctifs à cet enthousiasme et
montrer que les rapports que les systèmes politiques
entretiennent à légard des instruments que le
progrès technologique met à notre portée sont
plus complexes et moins univoques que lon pourrait le penser.
La démocratie est par nature un régime politique
instable qui a toujours été pris entre deux tentations
opposées, la tentation autoritaire dune part et la
tentation démagogique dautre part. Or, les sondages
comme les médias ne constituent pas en eux-mêmes des
dispositifs qui permettent déchapper à ces
tentations. Ils peuvent même contribuer à miner de
lintérieur ces régimes.
Les
médias et la démocratie
Je
naurai pas le temps de parler ici comme il le faudrait des
transformations importantes de lunivers des médias et de
ses conséquences sur la vie démocratique. Je voudrais
seulement dire brièvement ici que lindépendance
politique des médias ne signifie pas obligatoirement
lindépendance tout court et que dautres
contraintes pèsent désormais sur les journalistes qui
ne sont pas moins lourdes de menaces pour la démocratie.
La
presse est, à juste titre, considérée comme une
pièce essentielle du fonctionnement du jeu politique. Il est
évident que l'apparition d'une presse libre et pluraliste est
la condition nécessaire à l'instauration dun
pouvoir de type démocratique. Mais si cette condition est
nécessaire, elle nest pas suffisante, dautres
formes de censures que la censure politique pouvant constituer des
obstacles tout aussi importants au débat démocratique.
Dans
les pays démocratique, la lutte politique est en grande partie
une lutte dordre symbolique, lutte de mots avec des mots dont
lenjeu est dimposer une vision du monde, une
représentation de la réalité sociale et une
certaine conception de lordre social afin de le conserver ou,
au contraire, de le subvertir. En politique, il faut convaincre,
séduire, démontrer, expliquer, bref agir principalement
avec des mots. Cest la raison pour laquelle, dans cette lutte,
les journalistes occupent de fait une place stratégique et
sont, avec quelques autres professions intellectuelles comme les
enseignants, les artistes et les professions libérales
notamment, des catégories particulièrement exposées
dans les régimes non démocratiques.
Mais
sil existe une censure visible, de nature politique, sur
la presse qui sans cesse resurgit sous des formes diverses, de plus
en plus subtile, la presse exerce elle aussi une censure, moins
visible, de nature économique, qui menace tout autant le
fonctionnement des espaces publics démocratiques.
L'explosion technologique des moyens modernes de communication,
parce qu'elle suppose des moyens économiques considérables,
est corrélative d'une emprise croissante du secteur économique
sur le secteur de la communication et surtout sur ce qui se dit ou se
voit dans les canaux de communication. Les intérêts
économiques des propriétaires ou des gestionnaires des
réseaux de diffusion conduisent à une réduction
du champ des possibles qui n'est pas moins grande que celle qui était
opérée auparavant par le pouvoir politique. Si l'on
s'en tient au seul domaine de l'information, il est évident
que l'on est loin du modèle pur dans lequel toutes les prises
de position et tous les discours auraient des chances égales
d'accéder à l'espace public. La tendance est plutôt
à l'uniformisation du fait de la généralisation
de la logique marketing qui est passée du
secteur proprement économique (où elle est née
et où elle peut avoir, dans certaines limites, sa raison
d'être) vers les domaines politique (avec les enquêtes
par sondages) et culturel (avec l'audimat et le triomphe de la
logique du best seller dans le secteur de l'édition), domaines
sur lesquels elle a des effets nettement plus négatifs.
Disposant,
de fait, du monopole de la diffusion du discours public sur le monde
social, les journalistes sont de plus en plus amenés à
décider des problèmes qui méritent d'être
posés, de la manière de les poser et surtout des
personnes habilitées à y répondre. Sans doute,
les journalistes qui sont par nécessité, à
l'écoute de tout ce qui bouge ,
contribuent-ils à la perception collective des transformations
et des problèmes qui traversent nos sociétés.
Mais pour un vrai débat de société qu'ils
parviennent à instruire, combien de sujets produits de toutes
pièces par le fonctionnement même du champ
journalistique ou, pour le moins, de problèmes mal posés
et donc mal traités ? Le discours journalistique sur le monde
social (ou, plus exactement, les discours dont les journalistes se
font les diffuseurs), parce qu'il est devenu aujourd'hui omniprésent
dans la vie politique et, par là, dans la constitution du
débat public, tend à exercer un effet d'écran
qui empêche d'appréhender la réalité
sociale, les flux massifs et permanents de paroles et d'images qui,
aujourd'hui, sont déversés quotidiennement par les
radios et les télévisions recouvrant et noyant les
discours les plus authentiques. Les journalistes, notamment ceux qui
travaillent dans laudiovisuel, travaillent en permanence
aujourdhui sous la contrainte de laudimat, c'est-à-dire
des sondages daudience. Le nombre de gens quils
parviennent à toucher devient un nouveau principe de
légitimité tiré directement de la politique.
Comme le disait un journaliste de télévision, cest
tous les soirs que nous nous présentons aux suffrages des
téléspectateurs .
Cest
pourquoi je voudrais arrêter là ces remarques trop
rapides sur les médias pour aborder plus en détail la
question des sondages dopinion dans ses rapports avec la
démocratie.
Sondages
et démocratie
La
pratique des sondages en politique et surtout leur publication
commentée dans la presse sest développée
tardivement en France puisque cest seulement en 1965, avec
lélection du Président de la république au
suffrage universel, en partie parce que ce type délection
se prêtait bien au jeu des pronostics et au recours à la
technologie du sondage, que lon a vu se multiplier dans la
presse, la publication de sondages politiques dabord puis de
sondages de toute nature. Très vite dailleurs, le
retard de la France en ce domaine a été
comblé puisque, en quelques années, nous sommes
devenus, sous limpulsion active des spécialistes de
sciences politiques qui furent alors embauchés dans ces
instituts de sondages à vocation commerciale, le pays qui
publie le plus de sondages, politiques et autres, dans la presse. Les
observations qui suivent ne concernerons que les seuls sondages
politiques.
Demblée,
la pratique du sondage en politique sest appuyée sur le
suffrage universel plus que sur lenquête en sciences
sociales. Le sondage en politique sest présenté
très vite, en effet, comme une pratique démocratique
puisquil venait en quelque sorte prolonger et affiner le
suffrage universel : il sapparente au référendum
ou au vote et sinspire de la philosophie même du suffrage
universel selon laquelle tous les citoyens doivent être
considérés comme égaux en droit et doivent donc
pouvoir exprimer leurs opinions en ce qui concerne les affaires de la
cité. Lidée, très largement partagée
dans les milieux politiques et médiatiques aujourdhui
est, de fait, que cette technologie issue des méthodes des
sciences sociales permet de pousser plus loin la logique démocratique
en instaurant des relations plus étroites et plus permanentes
entre les citoyens et les hommes politiques. Toute réserve ou
restriction à légard de cette pratique sest
trouvée dénoncée comme une atteinte intolérable
à la liberté des citoyens et à leur droit à
linformation. Plus encore, toute critique sur la valeur
proprement scientifique de ces enquêtes a été a
priori rejetée puisque critiquer ces
enquêtes revenait à critiquer le
suffrage universel. Il y a là une confusion sur laquelle je
voudrais dire quelques mots entre deux types de critiques qui nont
rien en commun, à savoir la critique scientifique et la
critique politique.
Le sondage politique a pris principalement à ce jour deux
formes très différentes quil convient de
distinguer afin déviter les confusions. Il y a, dune
part, le sondage préélectoral, qui nest
quun vote anticipé puisque ce type de sondage consiste à
faire voter un échantillon représentatif du corps
électoral un peu avant la date du scrutin. Ce type de sondage
ne pose que des problèmes techniques (avoir un échantillon
de population représentatif du corps électoral,
sassurer de la sincérité des réponses,
opérer quelques redressements indispensables pour corriger les
biais de lenquête, etc.) qui, dès lors quils
sont résolus, permet la production dune information
relativement fiable sur la distribution probable des votes le jour de
lélection. Lexpérience montre que les
instituts de sondage sont, en ce domaine, relativement performants,
au moins dans le cas des élections nationales. La seule
question pratique qui se pose alors est de savoir qui peut
légitimement avoir accès à ce type
dinformation : lhomme politique ? le
journaliste ? lélecteur, c'est-à-dire tout
le monde ?
Il
y a dautre part, les sondages dopinion proprement dits
qui sont censés recueillir scientifiquement la distribution
des opinions des citoyens sur les problèmes à lordre
du jour. Si ces sondages posent également des problèmes
techniques très proches des sondages préélectoraux
(en particulier problème du tirage des échantillons, du
traitement des non réponses, etc.), ils posent surtout des
problèmes scientifiques spécifiques dans la mesure où
ils prétendent, ce qui est une ambition bien plus grande que
le sondage préélectoral, non pas enregistrer une
intention de comportement électoral afin davoir une idée
assez précise de la probable distribution des votes mais, et
cela est nouveau en politique, dire scientifiquement ce que pensent
les électeurs sur les problèmes politiques du jour. Les
sondeurs prétendent donner un contenu précis et
indiscutable à cette fameuse opinion publique
que les politiques invoquent en permanence depuis longtemps pour
justifier leurs propres choix et pour faire croire quil ne
disent tout haut que ce que le peuple pense tout bas.
On
voit que la pratique du sondage en politique est dès lorigine
étroitement liée à lunivers politique, à
ses préoccupations pratiques (savoir qui va être élu)
et à ses concepts qui relèvent de la métaphysique
politique (le citoyen, lopinion publique, etc.). Mais elle se
veut également une pratique scientifique et, par là,
irrécusable. Les sondages dopinion sont censés
saisir la vraie vox populi et produire des données
scientifiquement établies, qui sont censées simposer
à tous les acteurs politiques, quelle que soit leur
appartenance partisane. Les sondeurs prétendent se placer au
dessus de la mêlée. Or, il y a une confusion entre ce
qui est indiscutable en politique et ce quil
lest dans lunivers scientifique. Lunivers politique
produit des verdicts qui sont indiscutables dès lors que les
procédures ont été respectées. Cest
la règle du jeu démocratique. Il nen va pas de
même dans lunivers scientifique. Sil produit des
données que lon peut dire indiscutables,
linterprétation de ces données sont par contre
éminemment discutables et toujours ouvertes à la
critique scientifique. Dire que les enquêtes dopinion
sont indiscutables parce quelles reposent sur les même
présupposés que le suffrage universel et que parce que
celui-ci est politiquement indiscutable, les enquête dopinion
à prétention scientifique doivent être elles
aussi indiscutables, cest opérer une confusion
dangereuse pour la science comme pour la politique.
Lorsque
lon sort de cette logique politique, on saperçoit
que, paradoxalement, cest précisément parce que
la pratique des sondages en politique prétend accomplir
jusquau bout la logique du suffrage universel au nom de la
science que, loin de renforcer la démocratie ou du
moins la vision idéale qui en est proposée , elle
contribue en fait à laffaiblir en favorisant
lexpression de tendances démagogiques qui sont
inévitablement présentes dans toute société
et que les responsables politiques semploient généralement
à réduire. Autrement dit que la défense de la
démocratie est du côté de la critique
scientifique des sondages politiques et non pas du côté
de ceux qui les invoquent en permanence comme principe de légitimité
suprême et comme régulateur pratique de la vie
politique.
Le
suffrage universel repose en effet sur un pieux mensonge qui consiste
à faire comme si : comme si tous les citoyens que
lon dit égaux en droit étaient également
égaux en fait et devaient donc être écoutés
de la même manière, comme si, lorsquils
sexpriment, ils se plaçaient résolument du côté
de lintérêt général et non pas du
côté de leurs intérêts égoïstes,
etc. Lidéologie démocratique qui est au principe
du fonctionnement concret du système repose sur une
construction du citoyen idéal dont les propriétés
sont assez éloignées des propriétés
réelles des citoyens réels. Cet écart était
si important, à la fin du 18ème siècle
et au cours du 19ème siècle, lorsque la
question de la nature du régime politique et de la
participation des citoyens sest posée, que le suffrage
universel ne sest pas imposé demblée dans
la pratique tant il semblait incongru de faire voter des populations
essentiellement rurales et analphabètes, lintérêt
pour la politique étant alors essentiellement le fait de
populations urbaines et cultivées. Il fallait tenir compte du
citoyen réel, plus ou moins instruit, plus ou moins intéressé
et compétent qui était censé prendre position
sur les affaires publiques. Cest pourquoi partout, en France
comme ailleurs, le suffrage censitaire et non le suffrage
universel - sest dabord imposé en politique.
La
logique du suffrage universel est si profondément inscrite,
aujourdhui, dans nos structures mentales par toute la
socialisation politique qui linscrit dans nos cerveaux dès
lenfance, dès lécole primaire (légalité
du vote, la loi de la majorité, etc.) que, rétrospectivement,
les restrictions au droit de vote, nous
paraissent choquantes alors quelles ne faisaient que prendre en
compte les inégalités sociales et culturelles et
essayaient de mettre en phase la capacité réelle des
individus à se prononcer sur les affaires de la cité
avec un minimum de compétence spécifique ou d'intérêt
à le faire. La démocratie nest pas réductible
au suffrage universel comme lavaient bien compris, en France,
les responsables politiques qui, à la fin du siècle
dernier, avaient lié linstauration de la République
à un vaste programme déducation laïque et
obligatoire de lensemble de la population. On ne le voit bien,
aujourdhui, dans le cas des pays qui accèdent à
lindépendance et qui nont pas une tradition
démocratique suffisante pour que le vote soit autre chose
quun comportement formel ou manipulé. Il faut renverser
la vision que nous avons spontanément et nous étonner
de cet extraordinaire coup de force symbolique qui, au milieu du
19ème siècle en Europe, dans une société
profondément inégalitaire et diverse, a conduit à
la proclamation du suffrage universel (masculin), c'est-à-dire,
contre toute évidence, à faire comme si le paysan,
louvrier, lemployé, le bourgeois ou le chef
dentreprise étaient suffisamment égaux pour que
lon considère que lintervention directe, en
politique, de ces diverses catégories de citoyens pouvait être
traitée de manière identique.
Derrière
la façade idéale des grands principes démocratiques
sest développé un fonctionnement politique de
fait qui, tout en sauvant les apparences, a composé avec les
principes afin de tenir compte de la réalité du corps
électoral. Le dispositif qui, sous le nom de démocratie,
sest mis en place un peu partout a fait en sorte que
lintervention des citoyens de base soit
encadrée dans des limites très étroites. On
consulte rarement la population pour décider directement des
mesures à prendre ou des politiques à suivre, la
pratique du référendum restant exceptionnelle et
nétant utilisée le plus souvent que lorsque le
résultat, à tort ou à raison, ne semble pas
faire de doute. En ce qui concerne lélection des
députés, si, aujourdhui, cest bien
lensemble des citoyens qui les désignent, on sait que
les élus sont loin cependant dêtre étroitement
tenus par leurs électeurs : ils disposent dune
marge de manuvre et dinterprétation de la
volonté nationale qui est suffisamment
grande pour quils ne soient pas réduits au rôle de
simples exécutants de celle-ci. Lélu doit sans
doute présenter, lors de la campagne électorale, un
programme précis aux électeurs, mais il nest pas
tenu de lappliquer intégralement dans la mesure où
il est censé être lélu non pas des seuls
électeurs ayant voté pour lui, mais de sa
circonscription toute entière et même, lorsquil
siège au Parlement, de la Nation toute entière. Lélu
doit compter avec les autres élus pour essayer de transformer
en dispositions législatives ses promesses électorales.
Enfin, les représentants sont élus pour une certaine
durée (en général 4 ou 5 ans) et doivent rendre
des comptes non pas au jour le jour mais seulement en fin de mandat,
afin de donner du temps à laction politique. Bref, le
système démocratique qui repose sur le suffrage
universel, loin de donner directement la parole au
peuple - si une telle expression peut avoir un sens autre
que politique a en fait coupé partiellement la
population de ses élus afin de leur laisser une marge
dautonomie suffisante pour quil puisse débattre et
faire de la politique entre eux. Autrement
dit, les électeurs ne sont pas les vrais décideurs mais
les arbitres, et ce nest pas rien, des luttes que se livrent
leurs élus è on devrait dire leurs champions .
Tel est le dispositif qui sest mis en place dune façon
très pragmatique et qui porte le nom de démocratie.
Toutes les tentatives visant à donner le plus directement
possible la parole au peuple et à faire des élus de
simples exécutants de la volonté populaire se sont le
plus souvent soldées par un recul démocratique.
Il
était inévitable que cette distance, voulue et
fonctionnelle, qui sest instaurée entre les électeurs
et les élus conduise à une dénonciation rituelle
des hommes politiques dont on déplore notamment que les
promesses soient oubliées dès que ceux-ci sont élus.
Les combinaisons dappareils et les alliances qui se font et se
défont dans les assemblées ont alimenté
lantiparlementarisme sous toutes les républiques. Cette
critique nest pas sans fondement, le champ politique tendant
par sa logique propre à se refermer sur lui-même, sur
ses jeux internes, sur ses affrontements, oubliant parfois les
fonctions externes quil est censé remplir. Mais lon
peut également décrire positivement cette exclusion
apparente de la grande masse des citoyens de lactivité
politique quotidienne. Parce que la politique ne peut pas se faire
sur la place publique, par simple acclamation, mais suppose
réflexion, travail en commissions, mobilisation des
compétences, examen détaillé des conséquences
des mesures envisagées, bref, parce que la politique est un
véritable métier qui ne simprovise pas et suppose
une activité à plein temps de ceux qui sy adonne,
elle ne peut être le fait des citoyens euxmêmes qui
doivent donc déléguer à un personnel spécialisé
cette fonction. La logique représentative et la mise à
distance des électeurs quelle implique, provisoire et
partielle quelle implique (il ne faut pas oublier en effet que
les électeurs ont quand même le dernier mot puisquils
peuvent toujours sanctionner leurs élus et leur faire payer
les promesses non tenues), est ainsi une solution politique
relativement satisfaisante à un problème qui est
consubstantiel aux régimes démocratiques : en
instaurant un circuit long entre les pulsions populaires et leurs
traductions politiques, il est possible déchapper en
partie aux manipulations les plus grossières que rendent
possible généralement tous les dispositifs de
démocratie directe. Linvention démocratique a
ainsi instauré, sur un fond de croyance illusoire mais
nécessaire, une division du travail politique particulièrement
subtile. Le rôle des électeurs est limité mais
essentiel : ils désignent les hommes politiques et les
sanctionnent en fin de mandat mais leur laissent une certaine
autonomie dans laccomplissement de leur fonction.
Et
cest maintenant que nous retrouvons les sondages en politique.
En effet, lintroduction de la pratique des sondages en
politique, la publication de ceux-ci dans la presse et surtout
limportance que leur accordent les commentateurs politiques ont
profondément modifié cette économie générale
du système. Poussant abusivement, au nom de la science, la
logique du suffrage universel jusquau bout, cette pratique a eu
pour effet, non pas de créer les conditions dun débat
démocratique plus exigeant, mais au contraire de tirer la vie
politique vers la démagogie.
Les
sondages préélectoraux
Les
premiers sondages qui furent publiés et rencontrèrent
en France un certain succès auprès des commentateurs
politiques et du public concernaient lélection
présidentielle au suffrage universel en 1965. Cest un
grand journal populaire - et non un journal politique - qui prit
linitiative de faire faire et de publier un sondage sur les
intentions de vote à cette première élection
présidentielle au suffrage universel. Cette publication
suscita des réactions fortement négatives de la part du
milieu politique. On contesta la représentativité des
échantillons, la sincérité des déclarations,
la manipulation des résultats par certains instituts de
sondage et le fait que, même si les sondages étaient
réalisés de façon honnête et sérieuse,
la publication des résultats risquait de troubler la sérénité
de lélecteur et surtout de modifier son vote. Plus
prosaïquement, les hommes politiques craignaient que cette
pratique eût pour conséquence de changer les résultats
du scrutin lui même.
Les
politologues sempressèrent danalyser les effets
sur le vote de la publication des sondages et furent comme
soulagés de pouvoir démontrer que la publication des
résultats ne modifiait pas les résultats du scrutin,
bref, que lintroduction de cette technologie ne changeait rien
à la pratique du vote et aux résultats des scrutins.
Lintrusion du sondage à la veille dune élection
a été ressentie, à lorigine, surtout dans
le milieu politique, comme une véritable atteinte au caractère
sacré du suffrage universel.
En
1977 fut votée la loi qui réglemente la pratique du
sondage en période préélectorale afin de
protéger, pensait-on, le suffrage universel. Cette loi qui
instaure une commission de contrôle comporte deux dispositions
essentielles : lune vise à vérifier le
sérieux des enquêtes réalisées afin de
mettre un terme aux manipulations nombreuses qui sétaient
multipliées depuis 1965 (questions volontairement biaisées,
faux sondages, etc.) et lautre interdit la publication de
sondages politiques dans la semaine qui précède un
scrutin afin déviter toute pression lorsque les citoyens
sont invités à faire leur choix (on fabrique ainsi une
sorte disoloir symbolique).
On
a pu alors penser que le problème était réglé
et que le suffrage universel était désormais protégé
et même renforcé. En réalité, la pratique
du sondage électoral qui sest développée
jusquà lexcès a pesé de plus en plus
fortement sur la pratique du suffrage universel et cela de plusieurs
façons. Tout dabord parce que le sondage électoral
a donné lieu à des pratiques abusives et
manipulatoires. En effet, le sondage préélectoral na
de sens que lorsquil est réalisé en
situation , c'est-à-dire peu de temps avant un
scrutin. Or la pratique sest rapidement répandue de
faire des sondages préélectoraux
en permanence, et notamment quelques mois après un
scrutin avec lintention plus ou moins apparente de déstabiliser
la majorité législative élue précédemment
en essayant de montrer que, si des élections avaient de
nouveau lieu, la majorité ne seraient plus la majorité.
Une telle pratique remet en cause le fondement même du suffrage
universel puisque celui-ci prévoit que les hommes politiques
sont élus pour 5 ans et ne doivent rendre des comptes devant
leurs électeurs quen fin de mandat. La pratique sest
également développée de faire et de publier des
sondages électoraux qui sont réalisés en dehors
de toute échéance électorale et de toute
campagne électorale. La fréquence de ces sondages est
devenue telle que lélection est parfois désignée
comme un sondage grandeur nature et nest
plus quune consultation parmi dautres. Mieux encore, dans
les commentaires politiques, les résultats électoraux
sont comparés non pas aux résultats des élections
précédentes mais aux derniers sondages préélectoraux.
Cest ainsi que tel parti qui améliore son score mais a
moins de voix que ne le laissaient supposer les derniers sondages
sera perçu comme perdant .
Par
ailleurs, entre deux élections, certains hommes politiques,
dans le cadre des luttes internes à leur organisation
pour tenter par exemple de faire pression sur leur parti dans la
désignation des candidats aux élections -, ont
multiplié également les sondages préélectoraux
qui, en fait, désignent les hommes politiques les plus
célébrés par les médias au moment du
sondage (généralement à la suite dune
habile campagne de presse de lintéressé). Cet
usage manipulatoire de la technique du sondage, non seulement
perturbe la logique qui préside dans chaque parti à la
désignation des candidats, qui plus est sur la base de
sondages sans réelle signification mais en outre encourage,
chez les politiques, une disposition cynique qui na pas besoin
dêtre encouragée : cet usage du sondage
privilégie en effet limage sur la réalité
et la demande politique sur loffre, non pour la satisfaire mais
pour lutiliser à des fins dambitions personnelles.
Enfin
et surtout la pratique du sondage préélectoral sest
fortement développée avant chaque élection dans
des conditions douteuses techniquement qui affectent gravement le
débat démocratique, le déroulement des campagnes
électorales moment essentiel de toute élection
et en définitive la logique même du suffrage universel.
En effet, plusieurs mois avant le scrutin, c'est-à-dire alors
que la campagne électorale nest pas encore commencée,
alors que tous les candidats ne sont pas encore déclarés,
alors que le taux de non réponses est considérable et
dépasse bien souvent la moitié des personnes
interrogées, des sondages sur des intentions de vote sont
désormais effectués et publiés presque
quotidiennement dans les médias. Cette pratique constitue une
atteinte importante à la logique électorale. Dune
part parce que, malgré les mises en garde de certains
instituts de sondage, les non réponses à ces enquêtes
sont traitées, à tort, par les journalistes et les
hommes politiques comme des abstentions, afin de pouvoir présenter
les résultats comme sil sagit dun vote et
non pas seulement dintentions de vote. Les conséquences
pratiques sont importantes puisque cela conduit à donner des
chiffres fantaisistes qui ne sont pas sans effets sur le milieu
politique et sur les journalistes comme on a pu le constater lors de
lélection présidentielle de 1995 où un
ancien Premier ministre, malgré ses déclarations
antérieures, sest finalement présenté à
lélection parce que les sondages le donnaient vainqueur
à 5 mois du scrutin (alors quil nobtiendra que 17%
des suffrages et narrivera quen troisième
position).
Par
ailleurs, cette pratique pèse fortement sur la campagne
électorale telle que les médias la présente. Au
lieu de concentrer leurs efforts sur les grands thèmes de
société et sur les différents programmes des
candidats, les journalistes suivent jour après jour les
courbes des intentions de vote et, telle une course de chevaux,
commentent ce quils pensent être les remontées et
les chutes des candidats les uns par rapport aux autres, interrogeant
les candidats moins sur les mesures quils comptent prendre
sils étaient élus que sur les stratégies
de campagne quils pensent mettre en uvre pour enrayer une
descente dans les sondages ou à linverse pour accentuer
une remontée. Les scores donnés comme probables
conduisent à traiter inégalement les différentes
candidats, à distinguer sur une base qui se veut scientifique
les grands candidats qui sont interrogés
séparément et disposent de temps pour sexprimer
et les petits candidats auxquels on accorde
peu de temps et peu dégards et dont la seule question
qui importe, pour les journalistes qui les interviewent, nest
pas de savoir quel est leur programme mais pour quel candidat ils se
désisteront au second tour... On laisse ainsi se diffuser dans
la presse, durant toute la campagne électorale, des sondages
dont linterprétation est fantaisiste alors que
linterdit, comme la loi lexige, les sondages dans la
semaine qui précède le scrutin, c'est-à-dire à
un moment où ils deviennent plus fiables et constituent une
information qui pourrait parfaitement être intégrée,
sans la modifier, à la logique du suffrage universel.
Les
sondages dopinion
Si
lon considère maintenant, et je terminerai sur ce point,
les sondages qui visent non pas à saisir des intentions de
comportement électoral mais lopinion
publique proprement dite, on peut dire que la pratique là
aussi, ne va pas dans le bon sens. Il y a en effet un abus de science
dans cette pratique des sondages qui prétendent saisir les
opinions, et a fortiori, lopinion publique. Les enquêtes
dopinion, en politique, sont perçues par les sondeurs et
par les acteurs du champ politique comme irréprochables
scientifiquement dès lors quelles sont irréprochables
politiquement, c'est-à-dire dès lors que léchantillon
de population interrogé est censé être
représentatif du corps électoral (ce qui est loin
dêtre toujours le cas) et que la question posée ne
semble pas à lévidence biaisée. Or, il
convient de sinterroger sur cette opération singulière
qui consiste à interroger un échantillon représentatif
de lensemble de la population sur un problème donné
sans même sassurer du fait de savoir si lensemble
de la population est en mesure de répondre et sil est
pertinent de linterroger.
On
connaît les critiques qui furent faites dès 1973 à
ce type denquêtes par Pierre Bourdieu dans son article
célèbre lopinion publique nexiste
pas .
La technique des questions fermées qui permet toujours de
répondre quelque chose même lorsque les enquêtés
nont pas dopinion masque non seulement le fait que tous
nont pas la compétence nécessaire pour produire
des opinions individuelles mais en outre que tous les enquêtés
ne se posent pas nécessairement la question quon leur
pose, ou plus exactement quon leur impose en leur posant la
question et les modalités de réponses possibles. Ou
encore quils répondraient la même chose si un
débat permettait den définir et den
clarifier les enjeux. On ne conteste pas la matérialité
même des réponses obtenues par ces enquêtes mais
linterprétation quil faut en faire. Les enquêtes
par échantillons spontanés (c'est-à-dire celles
dans lesquelles répondent ceux qui le souhaitent) ou encore
les manifestations de rue montrent que, selon les problèmes,
les populations concernées sont très différentes,
en nombre et en propriétés sociales. La pratique du
sondage dopinion est trompeuse en laissant supposer que
ces enquêtes saisissent des opinions alors quelles ne
recueillent que des réponses à des questions dopinion.
Elle est en outre simpliste en ne sinterrogeant pas
suffisamment sur la diversité qui se dissimule sous la notion
même dopinion parce que la logique politique qui sous
tend ces enquêtes refuse, pour des raisons idéologiques
(toutes les opinions, en droit, se valent) et pratiques (les opinions
en politique doivent être additionnées), de les peser et
dopérer les distinctions nécessaires.
Les
enquêtes dopinion évacuent la spécificité
même de lopinion en politique par leffet de court
circuit quelles produisent. Rien nest plus opposé
à la logique démocratique que cet enregistrement de
réponses à des questions qui nont pas été
débattues publiquement. Rien nest plus opposé à
la logique démocratique que cette extorsion de réponses
sans conséquences, y compris auprès de ceux qui ne sont
ni concernés ni même informés des implications de
la question. La production dune opinion en politique implique
quelle se fasse en toute clarté et en connaissance de
cause. Elle implique préalablement sensibilisation et débat,
prises de position des acteurs politiques et prises de position des
citoyens sur les prises de position des responsables politiques. Les
enquêtes dopinion oublient que lopinion en
politique est le résultat dun travail politique
collectif qui vise non seulement à mobiliser les citoyens sur
un problème donné perçu comme important mais
aussi à leur faire prendre conscience des enjeux de ce
problème. Lopinion en politique implique lassistance
des professionnels de la politique pour aider à la formation
dune opinion qui soit autre chose que lexpression des
intérêts égoïstes des individus ou même
de leur ignorance.
Pour
montrer que lopinion des sondeurs nest pas celle qui est
produite par le fonctionnement normal du champ politique
démocratique, je ne prendrai quun exemple en France,
celui du référendum sur la ratification du traité
de Maastricht en 1994. On sait que le Président de la
République dalors avait la possibilité de faire
ratifier ce traité par lAssemblée nationale ou
par voie référendaire. La complexité des
problèmes soulevés par ce traité imposait une
ratification par lAssemblée nationale, lieu adapté
à une discussion de fond comprenant un certain nombre
daspects techniques. Pour des raisons politiques que lon
sabstiendra de juger, le Président de la République
opta pour la ratification par voie référendaire après
sêtre assuré toutefois que lopinion des
électeurs sur ce traité était massivement
favorable. De fait, les sondages réalisés semblait
indiquer une opinion largement majoritaire en faveur du traité
puisque, selon les sondages faits à trois mois du référendum,
près de 70% des personnes interrogées semblaient
disposées à voter oui . Cétait
oublier dune part le nombre important de Non Réponse
mais aussi que ces opinions recueillies avant
toute campagne électorale, dans lignorance à peu
près totale des dispositions de ce traité et surtout de
ce quil fallait en penser, étaient sans consistance
réelle et ne pouvaient que se modifier dès lors que la
procédure référendaire était décidée.
La campagne électorale a eu pour effet de mobiliser plus
largement les citoyens et dengager un débat de fond sur
les raisons pour lesquelles il fallait ou non ratifier ce traité.
On sait que, trois mois après ce sondage, à peine plus
de 50% des électeurs se prononcèrent en faveur de la
ratification. On ne peut pas mieux démontrer que les
opinions extorquées enquête
après enquête par les instituts de sondage auprès
déchantillons restreint délecteurs ne
peuvent être confondues avec celles qui se fabriquent au cours
dune campagne électorale.
Le
sondage politique ne peut être assimilé à une
forme quelconque de démocratie directe parce quil manque
lessentiel pour que lon puisse parler au moins de
démocratie, à savoir le débat préalable
et limplication des citoyens. Les sondeurs ne peuvent pas non
plus prétendre dire scientifiquement létat de
lopinion publique tout simplement parce
que il ne peut pas exister de mesure scientifique dune notion
qui, comme celle dopinion publique ,
relève de la métaphysique politique et non de la
science. Lopinion publique est un sous produit du
fonctionnement du champ politique. Elle est un construit et non un
donné quil suffirait denregistrer. Les sondeurs
fabriquent en fait ce quils prétendent seulement
mesurer. Il font exister quelque chose qui existe sans doute mais pas
sous cette forme que par leurs enquêtes. Lopinion
publique est un principe de légitimité dont le contenu
a varié au cours de lhistoire. Pendant longtemps, cette
notion floue désignait lopinion des acteurs les plus
directement impliqués dans le jeu politique, c'est-à-dire
les élus, les responsables syndicaux, les commentateurs
politiques, les groupes de pression. Faire parler les majorités
silencieuses , comme le prétendent désormais
les instituts de sondage, cest faire entrer dans le jeu
politique un artefact, c'est-à-dire des réponses qui
nexistent comme telles que parce quil y a un
questionnaire et une armée denquêteurs pour
imposer leurs questions et leurs réponses même à
ceux qui ne les comprennent pas ou ne se les posent pas.
La
pratique du sondage est dangereuse pour les hommes politiques
eux-mêmes car elle leur donne des informations qui restent
formatées dans la logique de la compétition électorale
et qui tiennent lieu de consultation de la base .
Elle fait léconomie dune véritable
consultation et dune véritable écoute de la
population, celle-ci nexistant que sur le papier à
travers des pourcentages, ou mieux encore des variations de
pourcentages dun sondage à lautre. Elle conduit à
penser la politique dans la logique du marketing. Il arrive un moment
où les hommes politiques payent le prix de cette
instrumentalisation. Si les sondages peuvent leur souffler ce que les
électeurs ont envie dentendre, encore faut-il quils
puissent faire ce quils ont promis, bien souvent imprudemment.
Or,
et ce sera ma conclusion, la logique démocratique implique une
certaine sincérité des convictions, c'est-à-dire,
en définitive, moins de sondages et surtout un mode demploi
sur ce quon peut en attendre vraiment.