Patrick Champagne, sociologue

Chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (Paris) ; membre du Centre de sociologie européenne (Ecole des hautes études en sciences sociales); enseignant à l’Université de Paris1.



Recherches menées dans le domaine de la sociologie rurale sur la crise de la reproduction de la petite et moyenne paysannerie en France (1973-1986). Depuis 1984, recherches dans le domaine de la sociologie de la politique et des médias (étude des manifestations de rue, de la pratique des sondages d'opinion et de leurs effets sur le fonctionnement du champ politique). Travaux sur le champ journalistique à partir d’études de cas (le traitement des banlieues en difficultés, la couverture médiatique de l’affaire dite “ du sang contaminé ”, etc.). Collaboration à l’enquête dirigée par Pierre Bourdieu et publiée sous le titre La misère du monde. Actuellement, enquête sur les transformations du champ journalistique et sur le rôle des médias dans le traitement des problèmes d’environnement.



Principales publications


Ouvrages:

- (en collaboration), Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod-Bordas, 1989 (traduit en espagnol et portugais, en russe)

- Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Editions de Minuit, 1990 (traductions en russe et en portugais).

- (en collaboration), La misère du monde, ouvrage sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris, le Seuil, 1993.



Articles

Nombreuses publications dans diverses revues scientifiques et notamment dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales sur la crise de la petite et moyenne paysannerie, sur les sondages d'opinion et sur les transformations du champ journalistique.




Les médias, les sondages d’opinion et la démocratie



Par Patrick Champagne

Sociologue (INRA et Centre de sociologie de l'éducation et de la culture)



On s’accorde volontiers à penser que la démocratie a trouvé, parmi les technologies récentes, deux alliés de poids à savoir d’une part les sondages d’opinion et d’autre part le développement des médias audiovisuels. Les sondages d’opinion permettraient, en effet, d’être en permanence à l’écoute de la population et réduiraient le fossé qui tend à séparer les responsables politiques du peuple. Le sondage qui serait une technique d’enquête plus fiable que la simple intuition, permettrait de mieux connaître la volonté populaire. Par ailleurs, la révolution technologique qui touche actuellement les moyens modernes de communication aurait pour conséquence une diffusion mondiale de l’information qui imposerait une certaine transparence dans la mesure où l’on peut désormais tout savoir sur tout en tout point du globe. Tout cela irait dans la bonne direction puisque la démocratie implique le respect de la volonté du peuple, le débat ouvert et la transparence.

Sans nier que ces innovations puissent être des outils utiles pour la démocratie et même que les démocrates ne doivent pas hésiter à s’en emparer, je voudrais cependant apporter quelques correctifs à cet enthousiasme et montrer que les rapports que les systèmes politiques entretiennent à l’égard des instruments que le progrès technologique met à notre portée sont plus complexes et moins univoques que l’on pourrait le penser. La démocratie est par nature un régime politique instable qui a toujours été pris entre deux tentations opposées, la tentation autoritaire d’une part et la tentation démagogique d’autre part. Or, les sondages comme les médias ne constituent pas en eux-mêmes des dispositifs qui permettent d’échapper à ces tentations. Ils peuvent même contribuer à miner de l’intérieur ces régimes.


Les médias et la démocratie

Je n’aurai pas le temps de parler ici comme il le faudrait des transformations importantes de l’univers des médias et de ses conséquences sur la vie démocratique. Je voudrais seulement dire brièvement ici que l’indépendance politique des médias ne signifie pas obligatoirement l’indépendance tout court et que d’autres contraintes pèsent désormais sur les journalistes qui ne sont pas moins lourdes de menaces pour la démocratie.

La presse est, à juste titre, considérée comme une pièce essentielle du fonctionnement du jeu politique. Il est évident que l'apparition d'une presse libre et pluraliste est la condition nécessaire à l'instauration d’un pouvoir de type démocratique. Mais si cette condition est nécessaire, elle n’est pas suffisante, d’autres formes de censures que la censure politique pouvant constituer des obstacles tout aussi importants au débat démocratique.

Dans les pays démocratique, la lutte politique est en grande partie une lutte d’ordre symbolique, lutte de mots avec des mots dont l’enjeu est d’imposer une vision du monde, une représentation de la réalité sociale et une certaine conception de l’ordre social afin de le conserver ou, au contraire, de le subvertir. En politique, il faut convaincre, séduire, démontrer, expliquer, bref agir principalement avec des mots. C’est la raison pour laquelle, dans cette lutte, les journalistes occupent de fait une place stratégique et sont, avec quelques autres professions intellectuelles comme les enseignants, les artistes et les professions libérales notamment, des catégories particulièrement exposées dans les régimes non démocratiques.

Mais s’il existe une censure visible, de nature politique, sur la presse qui sans cesse resurgit sous des formes diverses, de plus en plus subtile, la presse exerce elle aussi une censure, moins visible, de nature économique, qui menace tout autant le fonctionnement des espaces publics démocratiques.

L'explosion technologique des moyens modernes de communication, parce qu'elle suppose des moyens économiques considérables, est corrélative d'une emprise croissante du secteur économique sur le secteur de la communication et surtout sur ce qui se dit ou se voit dans les canaux de communication. Les intérêts économiques des propriétaires ou des gestionnaires des réseaux de diffusion conduisent à une réduction du champ des possibles qui n'est pas moins grande que celle qui était opérée auparavant par le pouvoir politique. Si l'on s'en tient au seul domaine de l'information, il est évident que l'on est loin du modèle pur dans lequel toutes les prises de position et tous les discours auraient des chances égales d'accéder à l'espace public. La tendance est plutôt à l'uniformisation du fait de la généralisation de la “ logique marketing ” qui est passée du secteur proprement économique (où elle est née et où elle peut avoir, dans certaines limites, sa raison d'être) vers les domaines politique (avec les enquêtes par sondages) et culturel (avec l'audimat et le triomphe de la logique du best seller dans le secteur de l'édition), domaines sur lesquels elle a des effets nettement plus négatifs.

Disposant, de fait, du monopole de la diffusion du discours public sur le monde social, les journalistes sont de plus en plus amenés à décider des problèmes qui méritent d'être posés, de la manière de les poser et surtout des personnes habilitées à y répondre. Sans doute, les journalistes qui sont par nécessité, à l'écoute de “ tout ce qui bouge ”, contribuent-ils à la perception collective des transformations et des problèmes qui traversent nos sociétés. Mais pour un vrai débat de société qu'ils parviennent à instruire, combien de sujets produits de toutes pièces par le fonctionnement même du champ journalistique ou, pour le moins, de problèmes mal posés et donc mal traités ? Le discours journalistique sur le monde social (ou, plus exactement, les discours dont les journalistes se font les diffuseurs), parce qu'il est devenu aujourd'hui omniprésent dans la vie politique et, par là, dans la constitution du débat public, tend à exercer un effet d'écran qui empêche d'appréhender la réalité sociale, les flux massifs et permanents de paroles et d'images qui, aujourd'hui, sont déversés quotidiennement par les radios et les télévisions recouvrant et noyant les discours les plus authentiques. Les journalistes, notamment ceux qui travaillent dans l’audiovisuel, travaillent en permanence aujourd’hui sous la contrainte de l’audimat, c'est-à-dire des sondages d’audience. Le nombre de gens qu’ils parviennent à toucher devient un nouveau principe de légitimité tiré directement de la politique. Comme le disait un journaliste de télévision, “ c’est tous les soirs que nous nous présentons aux suffrages des téléspectateurs ”.

C’est pourquoi je voudrais arrêter là ces remarques trop rapides sur les médias pour aborder plus en détail la question des sondages d’opinion dans ses rapports avec la démocratie.


Sondages et démocratie

La pratique des sondages en politique et surtout leur publication commentée dans la presse s’est développée tardivement en France puisque c’est seulement en 1965, avec l’élection du Président de la république au suffrage universel, en partie parce que ce type d’élection se prêtait bien au jeu des pronostics et au recours à la technologie du sondage, que l’on a vu se multiplier dans la presse, la publication de sondages politiques d’abord puis de sondages de toute nature. Très vite d’ailleurs, le “ retard ” de la France en ce domaine a été comblé puisque, en quelques années, nous sommes devenus, sous l’impulsion active des spécialistes de sciences politiques qui furent alors embauchés dans ces instituts de sondages à vocation commerciale, le pays qui publie le plus de sondages, politiques et autres, dans la presse. Les observations qui suivent ne concernerons que les seuls sondages politiques.

D’emblée, la pratique du sondage en politique s’est appuyée sur le suffrage universel plus que sur l’enquête en sciences sociales. Le sondage en politique s’est présenté très vite, en effet, comme une pratique démocratique puisqu’il venait en quelque sorte prolonger et affiner le suffrage universel : il s’apparente au référendum ou au vote et s’inspire de la philosophie même du suffrage universel selon laquelle tous les citoyens doivent être considérés comme égaux en droit et doivent donc pouvoir exprimer leurs opinions en ce qui concerne les affaires de la cité. L’idée, très largement partagée dans les milieux politiques et médiatiques aujourd’hui est, de fait, que cette technologie issue des méthodes des sciences sociales permet de pousser plus loin la logique démocratique en instaurant des relations plus étroites et plus permanentes entre les citoyens et les hommes politiques. Toute réserve ou restriction à l’égard de cette pratique s’est trouvée dénoncée comme une atteinte intolérable à la liberté des citoyens et à leur droit à l’information. Plus encore, toute critique sur la valeur proprement scientifique de ces enquêtes a été a priori rejetée puisque “ critiquer ” ces enquêtes revenait à “ critiquer ” le suffrage universel. Il y a là une confusion sur laquelle je voudrais dire quelques mots entre deux types de critiques qui n’ont rien en commun, à savoir la critique scientifique et la critique politique.

Le sondage politique a pris principalement à ce jour deux formes très différentes qu’il convient de distinguer afin d’éviter les confusions. Il y a, d’une part, le sondage préélectoral, qui n’est qu’un vote anticipé puisque ce type de sondage consiste à faire voter un échantillon représentatif du corps électoral un peu avant la date du scrutin. Ce type de sondage ne pose que des problèmes techniques (avoir un échantillon de population représentatif du corps électoral, s’assurer de la sincérité des réponses, opérer quelques redressements indispensables pour corriger les biais de l’enquête, etc.) qui, dès lors qu’ils sont résolus, permet la production d’une information relativement fiable sur la distribution probable des votes le jour de l’élection. L’expérience montre que les instituts de sondage sont, en ce domaine, relativement performants, au moins dans le cas des élections nationales. La seule question pratique qui se pose alors est de savoir qui peut légitimement avoir accès à ce type d’information : l’homme politique ? le journaliste ? l’électeur, c'est-à-dire tout le monde ?

Il y a d’autre part, les sondages d’opinion proprement dits qui sont censés recueillir scientifiquement la distribution des opinions des citoyens sur les problèmes à l’ordre du jour. Si ces sondages posent également des problèmes techniques très proches des sondages préélectoraux (en particulier problème du tirage des échantillons, du traitement des non réponses, etc.), ils posent surtout des problèmes scientifiques spécifiques dans la mesure où ils prétendent, ce qui est une ambition bien plus grande que le sondage préélectoral, non pas enregistrer une intention de comportement électoral afin d’avoir une idée assez précise de la probable distribution des votes mais, et cela est nouveau en politique, dire scientifiquement ce que pensent les électeurs sur les problèmes politiques du jour. Les sondeurs prétendent donner un contenu précis et indiscutable à cette fameuse “ opinion publique ” que les politiques invoquent en permanence depuis longtemps pour justifier leurs propres choix et pour faire croire qu’il ne disent tout haut que ce que le peuple pense tout bas.

On voit que la pratique du sondage en politique est dès l’origine étroitement liée à l’univers politique, à ses préoccupations pratiques (savoir qui va être élu) et à ses concepts qui relèvent de la métaphysique politique (le citoyen, l’opinion publique, etc.). Mais elle se veut également une pratique scientifique et, par là, irrécusable. Les sondages d’opinion sont censés saisir la vraie vox populi et produire des données scientifiquement établies, qui sont censées s’imposer à tous les acteurs politiques, quelle que soit leur appartenance partisane. Les sondeurs prétendent se placer au dessus de la mêlée. Or, il y a une confusion entre ce qui est “ indiscutable ” en politique et ce qu’il l’est dans l’univers scientifique. L’univers politique produit des verdicts qui sont indiscutables dès lors que les procédures ont été respectées. C’est la règle du jeu démocratique. Il n’en va pas de même dans l’univers scientifique. S’il produit des données que l’on peut dire indiscutables, l’interprétation de ces données sont par contre éminemment discutables et toujours ouvertes à la critique scientifique. Dire que les enquêtes d’opinion sont indiscutables parce qu’elles reposent sur les même présupposés que le suffrage universel et que parce que celui-ci est politiquement indiscutable, les enquête d’opinion à prétention scientifique doivent être elles aussi indiscutables, c’est opérer une confusion dangereuse pour la science comme pour la politique.

Lorsque l’on sort de cette logique politique, on s’aperçoit que, paradoxalement, c’est précisément parce que la pratique des sondages en politique prétend accomplir jusqu’au bout la logique du suffrage universel au nom de la science que, loin de renforcer la démocratie – ou du moins la vision idéale qui en est proposée –, elle contribue en fait à l’affaiblir en favorisant l’expression de tendances démagogiques qui sont inévitablement présentes dans toute société et que les responsables politiques s’emploient généralement à réduire. Autrement dit que la défense de la démocratie est du côté de la critique scientifique des sondages politiques et non pas du côté de ceux qui les invoquent en permanence comme principe de légitimité suprême et comme régulateur pratique de la vie politique.

Le suffrage universel repose en effet sur un pieux mensonge qui consiste à faire comme si : comme si tous les citoyens que l’on dit égaux en droit étaient également égaux en fait et devaient donc être écoutés de la même manière, comme si, lorsqu’ils s’expriment, ils se plaçaient résolument du côté de l’intérêt général et non pas du côté de leurs intérêts égoïstes, etc. L’idéologie démocratique qui est au principe du fonctionnement concret du système repose sur une construction du citoyen idéal dont les propriétés sont assez éloignées des propriétés réelles des citoyens réels. Cet écart était si important, à la fin du 18ème siècle et au cours du 19ème siècle, lorsque la question de la nature du régime politique et de la participation des citoyens s’est posée, que le suffrage universel ne s’est pas imposé d’emblée dans la pratique tant il semblait incongru de faire voter des populations essentiellement rurales et analphabètes, l’intérêt pour la politique étant alors essentiellement le fait de populations urbaines et cultivées. Il fallait tenir compte du citoyen réel, plus ou moins instruit, plus ou moins intéressé et compétent qui était censé prendre position sur les affaires publiques. C’est pourquoi partout, en France comme ailleurs, le suffrage censitaire – et non le suffrage universel - s’est d’abord imposé en politique.

La logique du suffrage universel est si profondément inscrite, aujourd’hui, dans nos structures mentales par toute la socialisation politique qui l’inscrit dans nos cerveaux dès l’enfance, dès l’école primaire (l’égalité du vote, la loi de la majorité, etc.) que, rétrospectivement, les “ restrictions ” au droit de vote, nous paraissent choquantes alors qu’elles ne faisaient que prendre en compte les inégalités sociales et culturelles et essayaient de mettre en phase la capacité réelle des individus à se prononcer sur les affaires de la cité avec un minimum de compétence spécifique ou d'intérêt à le faire. La démocratie n’est pas réductible au suffrage universel comme l’avaient bien compris, en France, les responsables politiques qui, à la fin du siècle dernier, avaient lié l’instauration de la République à un vaste programme d’éducation laïque et obligatoire de l’ensemble de la population. On ne le voit bien, aujourd’hui, dans le cas des pays qui accèdent à l’indépendance et qui n’ont pas une tradition démocratique suffisante pour que le vote soit autre chose qu’un comportement formel ou manipulé. Il faut renverser la vision que nous avons spontanément et nous étonner de cet extraordinaire coup de force symbolique qui, au milieu du 19ème siècle en Europe, dans une société profondément inégalitaire et diverse, a conduit à la proclamation du suffrage universel (masculin), c'est-à-dire, contre toute évidence, à faire comme si le paysan, l’ouvrier, l’employé, le bourgeois ou le chef d’entreprise étaient suffisamment égaux pour que l’on considère que l’intervention directe, en politique, de ces diverses catégories de citoyens pouvait être traitée de manière identique.

Derrière la façade idéale des grands principes démocratiques s’est développé un fonctionnement politique de fait qui, tout en sauvant les apparences, a composé avec les principes afin de tenir compte de la réalité du corps électoral. Le dispositif qui, sous le nom de démocratie, s’est mis en place un peu partout a fait en sorte que l’intervention des citoyens “ de base ” soit encadrée dans des limites très étroites. On consulte rarement la population pour décider directement des mesures à prendre ou des politiques à suivre, la pratique du référendum restant exceptionnelle et n’étant utilisée le plus souvent que lorsque le résultat, à tort ou à raison, ne semble pas faire de doute. En ce qui concerne l’élection des députés, si, aujourd’hui, c’est bien l’ensemble des citoyens qui les désignent, on sait que les élus sont loin cependant d’être étroitement tenus par leurs électeurs : ils disposent d’une marge de manœuvre et d’interprétation de la “ volonté nationale ” qui est suffisamment grande pour qu’ils ne soient pas réduits au rôle de simples exécutants de celle-ci. L’élu doit sans doute présenter, lors de la campagne électorale, un programme précis aux électeurs, mais il n’est pas tenu de l’appliquer intégralement dans la mesure où il est censé être l’élu non pas des seuls électeurs ayant voté pour lui, mais de sa circonscription toute entière et même, lorsqu’il siège au Parlement, de la Nation toute entière. L’élu doit compter avec les autres élus pour essayer de transformer en dispositions législatives ses promesses électorales. Enfin, les représentants sont élus pour une certaine durée (en général 4 ou 5 ans) et doivent rendre des comptes non pas au jour le jour mais seulement en fin de mandat, afin de donner du temps à l’action politique. Bref, le système démocratique qui repose sur le suffrage universel, loin de donner directement “ la parole au peuple ” - si une telle expression peut avoir un sens autre que politique – a en fait coupé partiellement la population de ses élus afin de leur laisser une marge d’autonomie suffisante pour qu’il puisse débattre et “ faire de la politique ” entre eux. Autrement dit, les électeurs ne sont pas les vrais décideurs mais les arbitres, et ce n’est pas rien, des luttes que se livrent leurs élus –è on devrait dire leurs “ champions ”. Tel est le dispositif qui s’est mis en place d’une façon très pragmatique et qui porte le nom de démocratie. Toutes les tentatives visant à donner le plus directement possible la parole au peuple et à faire des élus de simples exécutants de la volonté populaire se sont le plus souvent soldées par un recul démocratique.

Il était inévitable que cette distance, voulue et fonctionnelle, qui s’est instaurée entre les électeurs et les élus conduise à une dénonciation rituelle des hommes politiques dont on déplore notamment que les promesses soient oubliées dès que ceux-ci sont élus. Les combinaisons d’appareils et les alliances qui se font et se défont dans les assemblées ont alimenté l’antiparlementarisme sous toutes les républiques. Cette critique n’est pas sans fondement, le champ politique tendant par sa logique propre à se refermer sur lui-même, sur ses jeux internes, sur ses affrontements, oubliant parfois les fonctions externes qu’il est censé remplir. Mais l’on peut également décrire positivement cette exclusion apparente de la grande masse des citoyens de l’activité politique quotidienne. Parce que la politique ne peut pas se faire sur la place publique, par simple acclamation, mais suppose réflexion, travail en commissions, mobilisation des compétences, examen détaillé des conséquences des mesures envisagées, bref, parce que la politique est un véritable métier qui ne s’improvise pas et suppose une activité à plein temps de ceux qui s’y adonne, elle ne peut être le fait des citoyens eux–mêmes qui doivent donc déléguer à un personnel spécialisé cette fonction. La logique représentative et la mise à distance des électeurs qu’elle implique, provisoire et partielle qu’elle implique (il ne faut pas oublier en effet que les électeurs ont quand même le dernier mot puisqu’ils peuvent toujours sanctionner leurs élus et leur faire payer les promesses non tenues), est ainsi une solution politique relativement satisfaisante à un problème qui est consubstantiel aux régimes démocratiques : en instaurant un circuit long entre les pulsions populaires et leurs traductions politiques, il est possible d’échapper en partie aux manipulations les plus grossières que rendent possible généralement tous les dispositifs de démocratie directe. L’invention démocratique a ainsi instauré, sur un fond de croyance illusoire mais nécessaire, une division du travail politique particulièrement subtile. Le rôle des électeurs est limité mais essentiel : ils désignent les hommes politiques et les sanctionnent en fin de mandat mais leur laissent une certaine autonomie dans l’accomplissement de leur fonction.

Et c’est maintenant que nous retrouvons les sondages en politique. En effet, l’introduction de la pratique des sondages en politique, la publication de ceux-ci dans la presse et surtout l’importance que leur accordent les commentateurs politiques ont profondément modifié cette économie générale du système. Poussant abusivement, au nom de la science, la logique du suffrage universel jusqu’au bout, cette pratique a eu pour effet, non pas de créer les conditions d’un débat démocratique plus exigeant, mais au contraire de tirer la vie politique vers la démagogie.

Les sondages préélectoraux

Les premiers sondages qui furent publiés et rencontrèrent en France un certain succès auprès des commentateurs politiques et du public concernaient l’élection présidentielle au suffrage universel en 1965. C’est un grand journal populaire - et non un journal politique - qui prit l’initiative de faire faire et de publier un sondage sur les intentions de vote à cette première élection présidentielle au suffrage universel. Cette publication suscita des réactions fortement négatives de la part du milieu politique. On contesta la représentativité des échantillons, la sincérité des déclarations, la manipulation des résultats par certains instituts de sondage et le fait que, même si les sondages étaient réalisés de façon honnête et sérieuse, la publication des résultats risquait de troubler la sérénité de l’électeur et surtout de modifier son vote. Plus prosaïquement, les hommes politiques craignaient que cette pratique eût pour conséquence de changer les résultats du scrutin lui même.

Les politologues s’empressèrent d’analyser les effets sur le vote de la publication des sondages et furent comme soulagés de pouvoir démontrer que la publication des résultats ne modifiait pas les résultats du scrutin, bref, que l’introduction de cette technologie ne changeait rien à la pratique du vote et aux résultats des scrutins. L’intrusion du sondage à la veille d’une élection a été ressentie, à l’origine, surtout dans le milieu politique, comme une véritable atteinte au caractère sacré du suffrage universel.

En 1977 fut votée la loi qui réglemente la pratique du sondage en période préélectorale afin de protéger, pensait-on, le suffrage universel. Cette loi qui instaure une commission de contrôle comporte deux dispositions essentielles : l’une vise à vérifier le sérieux des enquêtes réalisées afin de mettre un terme aux manipulations nombreuses qui s’étaient multipliées depuis 1965 (questions volontairement biaisées, faux sondages, etc.) et l’autre interdit la publication de sondages politiques dans la semaine qui précède un scrutin afin d’éviter toute pression lorsque les citoyens sont invités à faire leur choix (on fabrique ainsi une sorte d’isoloir symbolique).

On a pu alors penser que le problème était réglé et que le suffrage universel était désormais protégé et même renforcé. En réalité, la pratique du sondage électoral qui s’est développée jusqu’à l’excès a pesé de plus en plus fortement sur la pratique du suffrage universel et cela de plusieurs façons. Tout d’abord parce que le sondage électoral a donné lieu à des pratiques abusives et manipulatoires. En effet, le sondage préélectoral n’a de sens que lorsqu’il est réalisé “ en situation ”, c'est-à-dire peu de temps avant un scrutin. Or la pratique s’est rapidement répandue de faire des sondages “ préélectoraux ” en permanence, et notamment quelques mois après un scrutin avec l’intention plus ou moins apparente de déstabiliser la majorité législative élue précédemment en essayant de montrer que, si des élections avaient de nouveau lieu, la majorité ne seraient plus la majorité. Une telle pratique remet en cause le fondement même du suffrage universel puisque celui-ci prévoit que les hommes politiques sont élus pour 5 ans et ne doivent rendre des comptes devant leurs électeurs qu’en fin de mandat. La pratique s’est également développée de faire et de publier des sondages électoraux qui sont réalisés en dehors de toute échéance électorale et de toute campagne électorale. La fréquence de ces sondages est devenue telle que l’élection est parfois désignée comme un “ sondage grandeur nature ” et n’est plus qu’une consultation parmi d’autres. Mieux encore, dans les commentaires politiques, les résultats électoraux sont comparés non pas aux résultats des élections précédentes mais aux derniers sondages préélectoraux. C’est ainsi que tel parti qui améliore son score mais a moins de voix que ne le laissaient supposer les derniers sondages sera perçu comme “ perdant ”.

Par ailleurs, entre deux élections, certains hommes politiques, dans le cadre des luttes internes à leur organisation – pour tenter par exemple de faire pression sur leur parti dans la désignation des candidats aux élections -, ont multiplié également les sondages préélectoraux qui, en fait, désignent les hommes politiques les plus célébrés par les médias au moment du sondage (généralement à la suite d’une habile campagne de presse de l’intéressé). Cet usage manipulatoire de la technique du sondage, non seulement perturbe la logique qui préside dans chaque parti à la désignation des candidats, qui plus est sur la base de sondages sans réelle signification mais en outre encourage, chez les politiques, une disposition cynique qui n’a pas besoin d’être encouragée : cet usage du sondage privilégie en effet l’image sur la réalité et la demande politique sur l’offre, non pour la satisfaire mais pour l’utiliser à des fins d’ambitions personnelles.

Enfin et surtout la pratique du sondage préélectoral s’est fortement développée avant chaque élection dans des conditions douteuses techniquement qui affectent gravement le débat démocratique, le déroulement des campagnes électorales – moment essentiel de toute élection – et en définitive la logique même du suffrage universel. En effet, plusieurs mois avant le scrutin, c'est-à-dire alors que la campagne électorale n’est pas encore commencée, alors que tous les candidats ne sont pas encore déclarés, alors que le taux de non réponses est considérable et dépasse bien souvent la moitié des personnes interrogées, des sondages sur des intentions de vote sont désormais effectués et publiés presque quotidiennement dans les médias. Cette pratique constitue une atteinte importante à la logique électorale. D’une part parce que, malgré les mises en garde de certains instituts de sondage, les non réponses à ces enquêtes sont traitées, à tort, par les journalistes et les hommes politiques comme des abstentions, afin de pouvoir présenter les résultats comme s’il s’agit d’un vote et non pas seulement d’intentions de vote. Les conséquences pratiques sont importantes puisque cela conduit à donner des chiffres fantaisistes qui ne sont pas sans effets sur le milieu politique et sur les journalistes comme on a pu le constater lors de l’élection présidentielle de 1995 où un ancien Premier ministre, malgré ses déclarations antérieures, s’est finalement présenté à l’élection parce que les sondages le donnaient vainqueur à 5 mois du scrutin (alors qu’il n’obtiendra que 17% des suffrages et n’arrivera qu’en troisième position).

Par ailleurs, cette pratique pèse fortement sur la campagne électorale telle que les médias la présente. Au lieu de concentrer leurs efforts sur les grands thèmes de société et sur les différents programmes des candidats, les journalistes suivent jour après jour les courbes des intentions de vote et, telle une course de chevaux, commentent ce qu’ils pensent être les remontées et les chutes des candidats les uns par rapport aux autres, interrogeant les candidats moins sur les mesures qu’ils comptent prendre s’ils étaient élus que sur les stratégies de campagne qu’ils pensent mettre en œuvre pour enrayer une descente dans les sondages ou à l’inverse pour accentuer une remontée. Les scores donnés comme probables conduisent à traiter inégalement les différentes candidats, à distinguer sur une base qui se veut scientifique les “ grands candidats ” qui sont interrogés séparément et disposent de temps pour s’exprimer et les “ petits candidats ” auxquels on accorde peu de temps et peu d’égards et dont la seule question qui importe, pour les journalistes qui les interviewent, n’est pas de savoir quel est leur programme mais pour quel candidat ils se désisteront au second tour... On laisse ainsi se diffuser dans la presse, durant toute la campagne électorale, des sondages dont l’interprétation est fantaisiste alors que l’interdit, comme la loi l’exige, les sondages dans la semaine qui précède le scrutin, c'est-à-dire à un moment où ils deviennent plus fiables et constituent une information qui pourrait parfaitement être intégrée, sans la modifier, à la logique du suffrage universel.


Les sondages d’opinion

Si l’on considère maintenant, et je terminerai sur ce point, les sondages qui visent non pas à saisir des intentions de comportement électoral mais “ l’opinion publique ” proprement dite, on peut dire que la pratique là aussi, ne va pas dans le bon sens. Il y a en effet un abus de science dans cette pratique des sondages qui prétendent saisir les opinions, et a fortiori, l’opinion publique. Les enquêtes d’opinion, en politique, sont perçues par les sondeurs et par les acteurs du champ politique comme irréprochables scientifiquement dès lors qu’elles sont irréprochables politiquement, c'est-à-dire dès lors que l’échantillon de population interrogé est censé être représentatif du corps électoral (ce qui est loin d’être toujours le cas) et que la question posée ne semble pas à l’évidence biaisée. Or, il convient de s’interroger sur cette opération singulière qui consiste à interroger un échantillon représentatif de l’ensemble de la population sur un problème donné sans même s’assurer du fait de savoir si l’ensemble de la population est en mesure de répondre et s’il est pertinent de l’interroger.

On connaît les critiques qui furent faites dès 1973 à ce type d’enquêtes par Pierre Bourdieu dans son article célèbre “ l’opinion publique n’existe pas ”1. La technique des questions fermées qui permet toujours de répondre quelque chose même lorsque les enquêtés n’ont pas d’opinion masque non seulement le fait que tous n’ont pas la compétence nécessaire pour produire des opinions individuelles mais en outre que tous les enquêtés ne se posent pas nécessairement la question qu’on leur pose, ou plus exactement qu’on leur impose en leur posant la question et les modalités de réponses possibles. Ou encore qu’ils répondraient la même chose si un débat permettait d’en définir et d’en clarifier les enjeux. On ne conteste pas la matérialité même des réponses obtenues par ces enquêtes mais l’interprétation qu’il faut en faire. Les enquêtes par échantillons spontanés (c'est-à-dire celles dans lesquelles répondent ceux qui le souhaitent) ou encore les manifestations de rue montrent que, selon les problèmes, les populations concernées sont très différentes, en nombre et en propriétés sociales. La pratique du sondage d’opinion est trompeuse en laissant supposer que ces enquêtes saisissent des opinions alors qu’elles ne recueillent que des réponses à des questions d’opinion. Elle est en outre simpliste en ne s’interrogeant pas suffisamment sur la diversité qui se dissimule sous la notion même d’opinion parce que la logique politique qui sous tend ces enquêtes refuse, pour des raisons idéologiques (toutes les opinions, en droit, se valent) et pratiques (les opinions en politique doivent être additionnées), de les peser et d’opérer les distinctions nécessaires.

Les enquêtes d’opinion évacuent la spécificité même de l’opinion en politique par l’effet de court circuit qu’elles produisent. Rien n’est plus opposé à la logique démocratique que cet enregistrement de réponses à des questions qui n’ont pas été débattues publiquement. Rien n’est plus opposé à la logique démocratique que cette extorsion de réponses sans conséquences, y compris auprès de ceux qui ne sont ni concernés ni même informés des implications de la question. La production d’une opinion en politique implique qu’elle se fasse en toute clarté et en connaissance de cause. Elle implique préalablement sensibilisation et débat, prises de position des acteurs politiques et prises de position des citoyens sur les prises de position des responsables politiques. Les enquêtes d’opinion oublient que l’opinion en politique est le résultat d’un travail politique collectif qui vise non seulement à mobiliser les citoyens sur un problème donné perçu comme important mais aussi à leur faire prendre conscience des enjeux de ce problème. L’opinion en politique implique l’assistance des professionnels de la politique pour aider à la formation d’une opinion qui soit autre chose que l’expression des intérêts égoïstes des individus ou même de leur ignorance.

Pour montrer que l’opinion des sondeurs n’est pas celle qui est produite par le fonctionnement normal du champ politique démocratique, je ne prendrai qu’un exemple en France, celui du référendum sur la ratification du traité de Maastricht en 1994. On sait que le Président de la République d’alors avait la possibilité de faire ratifier ce traité par l’Assemblée nationale ou par voie référendaire. La complexité des problèmes soulevés par ce traité imposait une ratification par l’Assemblée nationale, lieu adapté à une discussion de fond comprenant un certain nombre d’aspects techniques. Pour des raisons politiques que l’on s’abstiendra de juger, le Président de la République opta pour la ratification par voie référendaire après s’être assuré toutefois que l’opinion des électeurs sur ce traité était massivement favorable. De fait, les sondages réalisés semblait indiquer une opinion largement majoritaire en faveur du traité puisque, selon les sondages faits à trois mois du référendum, près de 70% des personnes interrogées semblaient disposées à voter “ oui ”. C’était oublier d’une part le nombre important de Non Réponse mais aussi que ces “ opinions ” recueillies avant toute campagne électorale, dans l’ignorance à peu près totale des dispositions de ce traité et surtout de ce qu’il fallait en penser, étaient sans consistance réelle et ne pouvaient que se modifier dès lors que la procédure référendaire était décidée. La campagne électorale a eu pour effet de mobiliser plus largement les citoyens et d’engager un débat de fond sur les raisons pour lesquelles il fallait ou non ratifier ce traité. On sait que, trois mois après ce sondage, à peine plus de 50% des électeurs se prononcèrent en faveur de la ratification. On ne peut pas mieux démontrer que les “ opinions ” extorquées enquête après enquête par les instituts de sondage auprès d’échantillons restreint d’électeurs ne peuvent être confondues avec celles qui se fabriquent au cours d’une campagne électorale.

Le sondage politique ne peut être assimilé à une forme quelconque de démocratie directe parce qu’il manque l’essentiel pour que l’on puisse parler au moins de démocratie, à savoir le débat préalable et l’implication des citoyens. Les sondeurs ne peuvent pas non plus prétendre dire scientifiquement l’état de “ l’opinion publique ” tout simplement parce que il ne peut pas exister de mesure scientifique d’une notion qui, comme celle “ d’opinion publique ”, relève de la métaphysique politique et non de la science. L’opinion publique est un sous produit du fonctionnement du champ politique. Elle est un construit et non un donné qu’il suffirait d’enregistrer. Les sondeurs fabriquent en fait ce qu’ils prétendent seulement mesurer. Il font exister quelque chose qui existe sans doute mais pas sous cette forme que par leurs enquêtes. L’opinion publique est un principe de légitimité dont le contenu a varié au cours de l’histoire. Pendant longtemps, cette notion floue désignait l’opinion des acteurs les plus directement impliqués dans le jeu politique, c'est-à-dire les élus, les responsables syndicaux, les commentateurs politiques, les groupes de pression. Faire parler les “ majorités silencieuses ”, comme le prétendent désormais les instituts de sondage, c’est faire entrer dans le jeu politique un artefact, c'est-à-dire des réponses qui n’existent comme telles que parce qu’il y a un questionnaire et une armée d’enquêteurs pour imposer leurs questions et leurs réponses même à ceux qui ne les comprennent pas ou ne se les posent pas.

La pratique du sondage est dangereuse pour les hommes politiques eux-mêmes car elle leur donne des informations qui restent formatées dans la logique de la compétition électorale et qui tiennent lieu de consultation de “ la base ”. Elle fait l’économie d’une véritable consultation et d’une véritable écoute de la population, celle-ci n’existant que sur le papier à travers des pourcentages, ou mieux encore des variations de pourcentages d’un sondage à l’autre. Elle conduit à penser la politique dans la logique du marketing. Il arrive un moment où les hommes politiques payent le prix de cette instrumentalisation. Si les sondages peuvent leur souffler ce que les électeurs ont envie d’entendre, encore faut-il qu’ils puissent faire ce qu’ils ont promis, bien souvent imprudemment.

Or, et ce sera ma conclusion, la logique démocratique implique une certaine sincérité des convictions, c'est-à-dire, en définitive, moins de sondages et surtout un mode d’emploi sur ce qu’on peut en attendre vraiment.



1 L’article, paru initialement dans Les temps Modernes, a été reproduit dans Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1980.